Autour d'une table, en plein milieu d'un champ, on a réuni quatre filles de tête et de ferme, qui ont les mains sur le volant de leur tracteur pour un cercle des fermières nouveau genre, le macramé en moins. Pour ce souper de filles à la ferme, Marie-Christine, Maryse, Nathalie et Monia nous ont raconté leur vie de productrices agricoles, au-delà du train, de la température et des récoltes : des inconvénients de faire l'amour dans le foin au choix déchirant entre la ferme familiale et le chum, elles ont déboulonné, entre deux bouchées, les clichés de la fermière aux joues roses qui sent l'étable.

Je suis arrivée tout excitée à la ferme de sangliers de Nathalie, qui nous recevait chez elle, à Lachute :

- J'ai croisé un sanglier sur la route! que je lance, trouvant l'anecdote d'un bucolique pas possible qui augurait bien la soirée.

-C'est pas plutôt un cochon que tu as croisé? répondent-elles timidement. On l'a vu nous  aussi en arrivant.

Juchées sur leurs talons hauts et une bouteille de cidre à la main, les quatre invitées, sur leur 36, me regardent d'un air amusé. Et moi, dès le départ, je perds le peu de crédibilité agricole que j'avais rassemblée en me rappelant mes lointaines visites à la ferme du parc Angrignon.

Pendant que je ramasse ce qu'il me reste de fierté, les filles explorent la propriété de Nathalie. On dirait un peu les Desperate Housewives dans les champs. Elles se sont greillées pour le souper, comme dit Nathalie.

Longues jambes bronzées, presque la cinquantaine, grande gueule assumée, Nathalie Kerbrat a un nom qui ferait tiquer Jean Tremblay. Malgré ses origines pied-noir, c'est une fille du terroir: elle en est à sa quatrième ferme. La ferme de sangliers est la première qui arrive à les faire vivre, sa fille et elle. Dans une autre vie, elle a été secrétaire et agent d'immeuble. Maintenant, elle se consacre entièrement à son élevage et à la table champêtre qu'elle y a ajoutée.

Le soleil descend sur le champ et disparaît lentement derrière la lisière des arbres. Maryse et moi, on essaie tant bien que mal de retenir les deux fringants chihuahuas de Nathalie, qui ont une inexplicable attirance pour les belles robes et les souliers fins. Maryse Labonté, 27 ans, c'est une beauté naturelle, une brunette au large sourire, au regard franc et à la curiosité tous azimuts. Elle serait à sa place partout. Elle a choisi l'agriculture. Elle vient tout juste de quitter la ferme laitière de ses parents et de s'établir à Saint-Anicet, en Montérégie, dans la ferme des parents de son chum, une ferme de grandes cultures. De grandes cultures?! «On fait du soja et du blé pour consommation humaine, puis du maïs pour les animaux. Je suis là seulement depuis avril. C'est très récent.»

Je commence à  écraser des maringouins à un rythme spectaculaire. Maryse, la belle d'Ivory, ne remarque rien. On dirait que les maringouins savent que la fille de la ferme, elle, faut pas la niaiser.

Monia Grenier remonte la pente à notre rencontre en faisant bien attention à ne pas planter ses talons dans le gazon. Si j'étais un adolescent, je qualifierais probablement Monia de MILF: elle porte ses 43 ans comme si y avait rien là, elle est blonde, mince, mère de quatre enfants (dont un qui préfère le skate à l'agriculture), est propriétaire d'un troupeau de 110 vaches et de 300 acres de culture céréalière à Wotton, en Estrie.  Elle a repris la ferme familiale à 24 ans, avec un bébé de six mois accroché à la hanche. C'est aussi la première femme à avoir participé à un concours de labours dans sa région. Je pense qu'on peut parler d'une femme qui a du cran.

Marie-Christine Brière a grandi sur une ferme de pommes de terre, dans la région de Trois-Rivières. À 26 ans, c'est la plus jeune du groupe. A priori, c'est aussi la plus timide, avec ses grands yeux, sa coupe au carré, ses lèvres pulpeuses et ses pommettes qui lui donnent presque l'air slave. Mais quand elle nous raconte sa méthode plutôt directe pour se trouver un chum, on imagine combien ça doit déménager dans les nombreux comités agricoles dont elle fait partie.

Le plat principal ou la ferme de père en fille

On s'installe autour de la table, je m'enduis d'antimoustique et on mange un tartare de cerf au son des grillons. Le soleil est complètement couché, ne reste plus qu'une mince lueur à la lisière des arbres. Nathalie appelle les chiens d'une voix de stentor qui résonne dans le champ.

Maryse, Monia et Marie-Christine ont toutes grandi sur la ferme familiale. Cette dernière raconte que ça a toujours été clair dans sa tête qu'elle prendrait ce chemin: l'agriculture, ça lui coule dans le sang. Pourtant, ce n'était pas à elle que la ferme était destinée. Ça semble encore surprenant dans le monde agricole qu'une femme reprenne les rênes d'une ferme.

- Marie-Christine: Au départ, mon père espérait que mon frère prenne la relève. Quand il a dit qu'il s'en allait étudier en communications, mon père a comme paniqué. Je lui ai dit: «Ça m'intéresse de reprendre l'entreprise, moi.» Quand j'ai commencé, les employés croyaient que je faisais ça juste en attendant... Moi, je le savais que non. Ça a été une adaptation. Là, mon père, il est correct avec ça.

Les trois filles hochent de la tête. Elles viennent toutes de familles de filles: Nathalie a deux soeurs, Maryse en a trois et Monia en a six!

- Moi: Existe-t-il des fermes de gars et des fermes de filles?

- Maryse: C'est un monde de gars, mais ça dépend surtout de chacune des fermes. Pour moi, une ferme avec plus d'animaux, c'en est plus une de filles et moi, je viens d'une ferme comme ça. D'ailleurs, mon père avait un peu adapté la ferme aux filles et j'ai toujours tout fait. Là, je suis dans une ferme de gars: c'est juste des tracteurs! Et je me bats beaucoup présentement avec mon beau-père. Souvent, je dois lui dire: «Heille, j'suis capable de faire ça!» Avec mon père, je n'avais pas à le faire parce que j'étais comme son gars. Sauf avec la mécanique: j'haïs ça. C'est le seul chapeau que je laisse aux gars!

- Monia: La mécanique, moi non plus j'en fais pas. J'répare pas. J'graisse pas non plus. Mais quand c'est l'heure de faucher, j'embarque!

Je me rends compte qu'au-delà de ses ongles manucurés et de son maquillage parfait, je n'ai aucun mal à imaginer l'énergique Monia en train de faucher. Malgré son frame de chat, elle était le «Tit-Noum», le petit homme de son père. Et le destin s'est chargé du reste.

- Monia: On était sept filles et j'étais la troisième de la famille. Mon père est décédé subitement d'une tumeur au cerveau. Mon conjoint et moi, c'était notre rêve d'avoir la ferme. On pensait faire ça à 35 ans, mais non, ça s'est fait plus tôt. J'avais 24 ans et un bébé de 6 mois. Ma mère a dit: «Si vous prenez pas la ferme, je la vends!» Je voulais garder la lignée de Réal Grenier et filles, alors le choix s'est fait vite.

Toutes les filles opinent, même Nathalie qui est la première productrice agricole de sa famille. En les écoutant, je me rends compte que l'important, ce n'est pas seulement de reprendre une ferme parmi tant d'autres. C'est de reprendre cette ferme-là, de continuer de cultiver les champs qu'ont labourés leur père, leurs grands-pères. À les entendre raconter leur attachement profond pour leur ferme, l'urbaine que je suis commence à comprendre intimement leur lien à la terre.

Et il y a Maryse, qui fait une drôle de face en entendant l'histoire de Monia. Elle vient de prendre l'une des décisions majeures de sa vie par rapport à la ferme familiale.

- Maryse: J'ai toujours voulu reprendre la ferme laitière de mes parents. Et je cherchais quelqu'un pour le faire avec moi: un chum.

Elle raconte qu'elle est allée étudier en agroéconomie à l'Université Laval. Et elle est tombée amoureuse d'un gars. Qui trippe sur l'agriculture. Et dont les parents avaient déjà une ferme.

- Maryse: Au début, c'était pas du tout le plan: je voulais un gars qui n'avait pas de ferme et qui allait me suivre. Finalement, l'amour a été plus fort. On est ensemble depuis bientôt quatre ans et ça nous a pris deux ans à décider quelle ferme on allait reprendre. On a choisi celle de ses parents, et ça a été un cheminement vraiment difficile pour moi. Le monde me disait: «C'est juste une ferme.» Mais c'était pas juste une ferme, c'était mon patrimoine! J'ai même consulté une psy pour ça. J'étais prise dans le dilemme amour/ferme. Pourquoi c'est pas lui qui m'a suivie? Bien du monde m'a dit Qui prend mari prend pays, et ça m'a fait suer, j'en ai encore un petit motton dans la gorge. Même ma mère me disait «Vas-y!». Elle voulait quitter la production laitière il y a dix ans. Elle n'est peut-être pas aussi heureuse de la vie de ferme que moi. Elle a trouvé ça dur, mais pour mon père, c'est une obsession. La ferme, c'est notre histoire, c'est ce qu'il a bâti. Tu lui enlèves ça et il est plus rien. Maintenant, on espère qu'une de mes soeurs va la reprendre. Ça reste encore un peu sensible, parce que c'est tout nouveau, mais depuis quelque temps, je me dis que j'ai pris la bonne décision pour moi. Aujourd'hui, j'ai une ferme avec un gars merveilleux. Mon coeur est encore un peu à ma ferme natale, mais je me dis qu'il faut que je commence à rêver à celle de St-Anicet, celle de mes beaux-parents.

Maryse a les yeux dans l'eau. On est toutes secouées par son histoire et cette dure décision qu'elle a dû prendre. L'amour et l'agriculture, ça ne semble pas être un mélange facile à réussir. 

Nathalie, entre autres, est hyper sensible à l'histoire de Maryse. Elle regarde les «deux p'tites jeunes», Marie-Christine et elle, avec une espèce d'affection maternelle. Nathalie n'a pas eu beaucoup d'encouragements de la part de ses parents quand elle s'est lancée dans la production agricole, même si, maintenant, ils sont très impliqués avec la ferme de sangliers. Nathalie s'est néanmoins faite toute seule et en a bûché un coup pour y arriver.

- Nathalie: J'aurais été une épouse parfaite pour un agriculteur, parce que conduire des machines, ça m'impressionne pas, et cuisiner fancy non plus. Je ne vis pas la même chose du tout que ces deux jeunes-là. Ça me va, mais en même temps, j'aimerais ça être à leur place .

Pourtant, Nathalie n'a jamais été en couple avec un agriculteur. Et parce qu'elle aime ça simple, elle a choisi un producteur de bois qui habite dans le Bas-du-Fleuve.

- Nathalie: C'est le plus simple des compliqués que je vis actuellement. C'est nouvellement déclaré!

Pour Marie-Christine aussi, ça a été plutôt difficile de faire rimer amour et ferme.

- Marie-Christine: Quand j'étais à l'école en agriculture, j'ai rencontré des gars et c'était exactement la même chose. T'oses pas t'investir, parce que tu te dis qu'il va falloir faire un choix à un moment donné: «C'est ta ferme ou la mienne.» Moi, j'ai arrêté de chercher quelqu'un en agriculture.

- Moi: Être agricultrice, ça demande une présence constante. Pourtant, vous avez toutes des chums. Comment on rencontre quelqu'un quand on est agricultrice? 

- Marie-Christine: C'est extrêmement difficile d'essayer de trouver quelqu'un qui veut venir s'établir en campagne, même si c'est à 10 minutes de la ville. Tu commences à t'investir avec quelqu'un, et la personne pense qu'elle va te changer pour que tu t'en viennes en ville.

Marie-Christine a justement un exemple très concret. Un jour où s'est terminée une relation amoureuse, elle va dans un bar et jase de cet échec avec sa chum de barmaid. Et elle en a son truck, des gars, une écoeurantite aiguë. Un prétendant s'approche malgré tout et vient lui dire qu'elle est jolie.

- Marie-Christine: Je lui ai dit: «On va mettre quelque chose au clair: j'ai 25 ans, je suis en agriculture, j'habite en campagne pis j'ai une ferme. Si tu veux continuer à me parler, viens-t'en! Sinon, bye! »

Ça fait maintenant deux ans qu'ils sont ensemble. Il n'est pas agriculteur. Et il ne veut pas la faire déménager en ville.

Le dessert, ou comment rester féminine en tirant une vache

On mange notre dessert aux fruits et au chocolat tout en finissant le vin rouge. Les filles ont les joues rosies et on a oublié les maringouins depuis longtemps.

- Moi : Est-ce qu'il y a un look agricultrice?

- Monia: Tu peux être coquette même si t'es en train de tirer une vache. Les vaches te diront pas «Heille, t'es belle!», mais moi, je suis toujours coquette de toute façon: je me fais faire les ongles.

- Nathalie: Je me fais griller. J'ai peut-être 60 robes. Je suis coquette quand je sors, mais pas à la ferme. C'est pour ça que quand je fais des sorties publiques, je me greille. Quand tu sors comme ça, personne ne croit que tu as une ferme! Encore moins quand je dis «de sangliers» - le monde pense à Astérix et Obélix!

- Monia: C'est pas parce que t'es agricultrice que t'es obligée de sortir avec tes bottes de rubber et de sentir la vache! Chez nous, la parenté disait: «C'est le fun, vous autres, vous sentez pas!»

- Maryse: Pour moi, c'est super important d'être coquette. Quand j'étais chez mes parents, je m'habillais en linge d'étable. Mais depuis que je travaille avec mon chum, c'est différent!

On a le linge propre, le linge sale, le linge semi-demi, le linge de maison...

- Moi, incrédule: Le linge semi-demi?

- Maryse: Moi, j'appelle ça du semi-demi: c'est le linge que je mets en dedans, mais avec lequel je peux aller à l'étable sans trop sentir! Mais je dis tout le temps à mon chum que je suis une cocotte de ferme. Je suis une farmer, je conduis des tracteurs, mais quand je me promène dans la rue, personne ne va savoir que je suis une fermière!

Maryse s'interrompt devant le regard interloqué des trois autres: «Ben fermière... plutôt agricultrice.»

- Moi: Qu'est-ce que vous pensez des termes agricultrice, cultivateur, fermière? Est-ce qu'il y a des clichés qui sont associés à chaque mot?

- Nathalie: Cultivateur, ça fait un peu plus colon. On est des producteurs agricoles, point à la ligne.

- Maryse : Moi, je dis fermière avec mes amis quand on fait des blagues!

- Nathalie: Mais quand on dit ça, Maryse, on s'imagine Zsa Zsa Gabor dans les Arpents verts, avec la jupe, la fourche et le chapeau!

- Marie-Christine: Le pire, c'est qu'y en a qui pensent que c'est encore comme ça!

- Maryse: Mais faut dire que le clash ville/campagne est beaucoup moins grand qu'à l'époque de mes parents... Quand j'étais jeune, on allait magasiner une fois en ville pour aller acheter notre linge d'école. Maintenant, mes amis, c'est du monde de la ville.

- Marie-Christine: Moi, quand j'étais jeune, je ne disais jamais que j'avais une ferme: c'était mal vu. En général, je pense que l'agriculture n'est pas perçue à sa juste valeur au Québec. Quand tu arrives avec des patates quelque part, les gens sont surpris. Allôôô, elles viennent pas de l'épicerie, tes patates! C'est comme les gens qui pensent que les vaches brunes font du lait au chocolat... On se fait dire plein d'affaires comme ça! Mais aujourd'hui, je suis fière de dire ce que je fais. C'est gratifiant, notre métier.

- Moi: Une dernière question, maintenant qu'on a terminé le dessert. Faire l'amour dans le foin, est-ce que c'est vraiment l'fun?

De toute évidence loin d'être des néophytes en la matière, elles hurlent en choeur: ÇA PIQUE!

- Nathalie, sourire en coin: Tu fais ça quand t'es jeune.

- Marie-Christine : Ben chez nous, j'ai des patates...

- Nathalie : Dans la grange, d'abord!

Une vraie mère pour les jeunes, je vous dis.

- Maryse, dans un grand rire: Sur la batteuse! Tu es tout le temps avec ton chum. Parfois, tu te dis que cest pas mon chum, mais ton partner. Mais de le voir travailler en bedaine... c'est sûr, c'est très sexy!

Je demande à Maryse si elle n'a pas peur que la complicité s'émousse à force d'être toujours ensemble.

- Maryse: J'ai vu mes parents faire ça toute leur vie. Pour moi, c'était naturel, travailler ensemble, vivre ensemble. Le monde te dit que tu vas te pogner, mais c'est pas vrai. Et le pire, c'est que vous êtes pas tout le temps ensemble: quand tu fauches, t'es toute seule dans le champ.

- Marie-Christine: Moi, c'est ce que j'aimais le plus, être toute seule dans un champ.

- Maryse: Tu réfléchis, c'est là que tu as les meilleures idées.

- Moi: Vous avez toutes eu des parcours où vous avez pensé aller ailleurs, vous l'avez fait pour certaines. Êtes-vous heureuses? Avez-vous des fois l'envie de changer de vie?

- Maryse: Avoir travaillé deux ans à l'extérieur a confirmé mon choix. C'est ma place. Il faut que je sois là.

- Nathalie: Et c'est le plus beau métier du monde où tu es proche de la nature, de tout, du vrai. Le chien va toujours brasser de la queue à ton arrivée. Les sangliers, ils vont toujours venir te voir, il sont toujours contents. C'est tellement valorisant.

Elles sont toutes intimement convaincues d'être à la bonne place. À leur place. Sur leur ferme. Les pieds dans le champ et le coeur aussi. On porte un toast à cet heureux constat avant de prendre notre dernière gorgée de vin rouge, en plein milieu d'un champ.