Ils débarquent sans prévenir dans la vie de nos petits et disparaissent sans laisser de traces. Ils portent des noms bizarres comme « Calam » ou « Grossourd », sont à la fois doudous et boucs émissaires. Alexandre Vigneault jette un oeil sur les amis imaginaires de nos enfants.

Un vrai ami

Un jour, au moment du repas, Milan a ajouté une assiette à table. Le garçon de 4 ans a dit que c'était pour son ami Émile. Ni son père ni sa mère ne savaient qu'il y aurait un convive de plus pour souper. Ni l'un ni l'autre ne connaissait d'ami « Émile » à leur fils avant ce jour-là. « On a posé quelques questions et on l'a laissé faire », raconte aujourd'hui Marie-Hélène, la mère de Milan.

Six mois durant, Émile a fait partie de la vie de Milan et aussi un peu de celle de sa famille. « Ça s'est passé de manière très zen », dit Marie-Hélène. Milan parlait avec son ami imaginaire en jouant aux LEGO, lui reprochait de faire tomber des constructions et d'autres maladresses. Parfois, il le chicanait après s'être lui-même fait gronder.

Six mois après son arrivée inopinée, il n'en a plus été question. Milan a expliqué qu'Émile était parti. Simplement. « Il est arrivé comme un cheveu sur la soupe et il est reparti de la même manière », commente sa mère, qui n'a pas fait grand cas de cet empiètement de l'imagination débordante de son fils dans la réalité.

UN ENFANT SUR TROIS

Qu'un enfant ait un ami imaginaire est toujours étonnant, mais pas exceptionnel. Solène Bourque, psychoéducatrice et auteure, avance que jusqu'à 30 % des enfants peuvent s'inventer un ami durant la petite enfance.

Ce n'est ni le signe d'une créativité supérieure à celle des autres enfants ni le symptôme inquiétant d'un trouble de la personnalité.

Qu'un garçon comme Milan ait un ami imaginaire sort toutefois un peu de l'ordinaire, car il a un grand frère. Or, ce sont plus souvent les aînés ou les enfants uniques qui s'inventent des copains. « Je pense que l'enfant se cherche des enfants de son âge avec lesquels interagir », dit encore Solène Bourque. Ainsi, l'ami imaginaire comblerait ce besoin d'interagir avec un semblable.

Vu de l'extérieur, c'est ce qui est arrivé à Alice. La petite, aujourd'hui âgée de 8 ans, se rappelle encore avoir « inventé » son ami Calam au bord de la mer, lors de vacances aux États-Unis avec ses parents, il y a environ cinq ans. Elle l'a ensuite ramené à la maison. « Je jouais beaucoup avec et je l'emmenais partout, raconte la petite. Je me rappelle qu'une fois, au parc, je poussais une balançoire vide et je disais que je poussais Calam. »

L'ami imaginaire n'est pas un indicateur de solitude pour autant. L'esprit humain est bien plus ratoureux que cela. Ce copain fictif est en fait un outil de développement cognitif pour l'enfant, alors qu'il vit encore dans un monde où la frontière entre le réel et l'imaginaire est perméable. Et c'est tout à fait cohérent avec ce moment de la vie où le « faire semblant » occupe un grand espace.

EXPÉRIENCES CONTRÔLÉES

« L'ami imaginaire permet à l'enfant de scénariser des jeux, d'aborder des émotions et de tester des choses dans un contexte sécuritaire, explique Julie Brousseau, psychologue au Centre de réadaptation Marie Enfant de l'hôpital Sainte-Justine. C'est sécuritaire parce que l'enfant contrôle les deux côtés de la relation. »

« En questionnant l'enfant au sujet de son ami imaginaire, on l'aide à faire appel à ses ressources, parce qu'il est créé à partir de ce que l'enfant est », juge Solène Bourque. Il n'existe pas de portrait type de l'enfant qui se crée un ami imaginaire. Certains sont introvertis, d'autres très extravertis et la fonction de l'ami change d'un enfant à l'autre. Un petit qui a plus de difficulté à s'affirmer peut, par exemple, utiliser son ami imaginaire comme un médiateur. Ou un bouc émissaire.

Valérie en sait quelque chose. Grossourd, l'ami imaginaire de son fils Rémi, « a été très utile pour défier l'autorité parentale », juge-t-elle, évoquant notamment la fois où son fils, désolé, lui a annoncé que Grossourd avait dessiné sur le mur...

« J'ai fait le pari d'embarquer dans son histoire : je lui ai donné deux guenilles pour nettoyer son dégât avec son ami, raconte-t-elle. Après, je l'ai responsabilisé, je lui ai dit qu'il devait expliquer les règles de la maison à son ami et que si Grossourd ne les respectait pas, il ne serait plus le bienvenu. »

L'ami imaginaire peut être révélateur « des désirs et des aspirations » de l'enfant, ajoute Solène Bourque. Ce copain imaginaire peut être un compagnon, une soupape, un allié ou celui qui va aider l'enfant à exprimer des émotions plus difficiles à gérer, comme la culpabilité ou la honte. « C'est un peu une façon indirecte de parler », résume Julie Brousseau.

S'EN MÊLER OU PAS ?

Valérie a parfois choisi de jouer le jeu avec son fils Rémi et de faire semblant que Grossourd existait. Marie-Hélène dit s'être un peu « servie » d'Émile, l'ami imaginaire de son fils Milan. « S'il s'ennuyait, je lui suggérais d'inviter son ami Émile », dit-elle. Ni l'une ni l'autre n'a forcé la note. « Je n'embarquais pas dans le jeu de parler à Calam, dit aussi Marie-Ève, la mère d'Alice. Pourquoi ? Je n'en voyais pas l'intérêt. C'était son monde à elle. »

« On devrait laisser l'enfant mener le jeu à ce sujet-là. Ce n'est pas le rôle du parent que d'inviter l'ami imaginaire à souper, expose Solène Bourque. On est dans une génération de parents qui culpabilisent beaucoup de mettre des limites et qui ont tendance à embarquer dans les jeux des enfants de manière intensive. Ce n'est pas leur rôle. Le rôle du parent, c'est de répondre aux besoins de l'enfant, d'être sensible à ce qu'il dit. C'est un jeu d'enfant, après tout. »

Quand s'inquiéter ?

Règle générale, il n'y a pas lieu de s'en faire avec l'ami - ou les amis imaginaires - de son enfant. Les deux psychologues interrogées jugent qu'il faut s'en inquiéter seulement si l'ami imaginaire remplace une vraie expérience de vie ou l'interaction avec les autres. « Si un enfant s'isole à la maison ou à la garderie », dit par exemple Solène Bourque. Encore là, elle ne lèverait pas un drapeau rouge, mais un jaune, en se demandant si l'enfant en question ne souffre pas d'une « phobie sociale ».

L'avis de la psy

Alice, 8 ans

« Je jouais beaucoup avec lui et je l'emmenais partout : à l'épicerie, au parc, partout. Je me rappelle qu'une fois, au parc, je poussais une balançoire vide et je disais que je poussais Calam, raconte Alice, qui avait 2 ans à l'époque. Pour moi, c'était comme s'il existait un peu. »

L'avis de la psy : « Ça correspond à une étape du développement cognitif où la frontière entre le réel et l'imaginaire est encore floue. » - Julie Brousseau

Rémi, 4 ans

« À un moment donné, mon fils m'a dit que son ami Grossourd était disparu, raconte Valérie, sa mère. Il était mort écrasé par une voiture. C'était à un moment où on lui apprenait à bien regarder avant de traverser. Il était vraiment triste. Ç'a été une grosse gestion d'émotions ! »

L'avis de la psy : « L'ami imaginaire permet d'aborder des émotions, de tester des choses dans un contexte sécuritaire. » - Julie Brousseau

Milan, 6 ans

« Émile n'était pas là 24 h sur 24, mais quand Milan jouait au LEGO, Émile était là, il jasait avec lui et, après, il n'était plus là, raconte sa mère. Émile prenait beaucoup sur ses épaules les maladresses, les constructions qui tombent. Milan le chicanait. »

L'avis de la psy : « L'enfant projette ses émotions dans son ami imaginaire. Il est un double de soi. »  Julie Brousseau

De l'imaginaire à l'insolite

Un aéroport qui en fait trop ?

Heathrow, le grand aéroport britannique, a fait une annonce pour le moins étonnante cet été : sa direction veut en faire le premier aéroport sensible aux amis imaginaires des petits voyageurs (« imaginary friend friendly », selon la formule anglaise, difficilement traduisible). Non, il semble que ce ne soit pas un canular. Heathrow juge plutôt que c'est une manière créative d'améliorer son service à la clientèle. Ainsi, comme l'explique une vidéo qu'on trouve sur le site de l'aéroport, les contrôleurs, serveurs et autres membres du personnel apprendront à reconnaître les signes qui donnent à penser qu'un enfant voyage avec un ami imaginaire et pourront ainsi leur offrir des tickets, des menus et même des repas santé tout aussi fictifs. « Ça va un petit peu loin », juge l'auteure et psychoéducatrice Solène Bourque, qui croit que même les parents devraient se garder de trop s'immiscer dans la relation entre un enfant et son ami imaginaire. Elle se demande si les enfants ne vont pas commencer à s'interroger sur l'état psychologique des adultes « si tout le monde se met à tripper sur les amis imaginaires »...

Voyez la vidéo (en anglais): https://www.youtube.com/watch?v=kRHQ4kkBQ50&feature=youtu.be

Une appli, un ami

Une société sud-coréenne a concocté une application pour téléphone intelligent très populaire auprès des jeunes Sud-Coréens, qui s'apparente à un ami imaginaire. Gazza Talk ressemble à une application de messagerie ordinaire, sauf que c'est l'utilisateur qui en détermine les caractéristiques : sexe, âge, nom, etc. L'application, déjà téléchargée 4 millions de fois en mai dernier, selon Radio France Internationale, pourrait notamment servir à remonter le moral de son utilisateur. Le niveau d'intelligence artificielle est limité, semble-t-il, mais au moins, pas besoin de nourrir et nettoyer cet ami virtuel, contrairement au Tamagotchi japonais des années 90 !