Mal-être généralisé, difficultés familiales, soucis financiers, épuisement... Lorsque plus rien ne va, comment joindre ceux qui ne veulent pas se confier ? Et au besoin, comment les amener à consulter un professionnel ? Des entrepreneurs québécois se sont posé les mêmes questions. Leur réponse : l'intelligence artificielle. Bienvenue dans l'univers d'ISA, l'interface qui vous veut du bien.

CONFIDENCES À L'ÉCRAN

Cette semaine, des entrepreneurs québécois lancent Epsylio, une interface d'intelligence artificielle à l'oeuvre dans un domaine plus que délicat :  la santé mentale.

D'abord destiné aux entreprises, Epsylio s'ajoute aux outils qu'offrent certains programmes d'aide aux employés. Son objectif est de joindre ceux qui n'oseraient pas décrocher le téléphone et demander de l'aide.

La Presse+ a pu tester en exclusivité la plateforme web. Devant l'écran, on entre dans un environnement épuré, et au bout de quelques minutes, on entame une discussion confidentielle avec ISA.

ISA, c'est le « noyau d'intelligence artificielle » du système. Il est personnifié par une douce voix féminine qui s'informe d'abord de notre état d'esprit et de l'ampleur de notre détresse.

Qu'est-ce qui nous préoccupe ? Quelles sont les manifestations observables de cette inquiétude ? A-t-on un réseau pour nous soutenir ? Pour chaque question, l'ordinateur présente une série de réponses possibles. L'utilisateur en sélectionne une, et avec le temps, l'interface s'adapte : ses interventions deviennent de plus en plus personnalisées.

« Les interventions sont graduelles, explique d'abord Louis-Raphaël Tremblay, président d'Ellipse Synergie, l'entreprise créatrice d'Epsylio. L'interface s'assure d'abord qu'il existe des facteurs de protection autour de l'utilisateur. Ensuite, en fonction de l'évolution de la problématique, on va tomber plus ou moins rapidement sur les bonnes ressources à joindre. »

CIBLER LE PROBLÈME

Ainsi, à la fin du premier contact, ISA résume notre situation. Si, en cours de route, nous n'avons rien déclaré qui enclencherait une réaction d'urgence de la part d'Epsylio, comme des idées suicidaires, elle nous propose des pistes de solution à explorer, et elle nous invite enfin à nous connecter de nouveau prochainement.

Ultimement, Epsylio nous suggérera l'aide d'un spécialiste en fonction de notre problème, car l'objectif du système n'est pas de remplacer un professionnel en chair et en os, répète M. Tremblay à de nombreuses reprises. Les premières conversations avec ISA ne visent qu'à cibler le problème.

Au début de 2016, les concepteurs du projet lanceront Psylio, une version grand public de ce système d'aide, sur le web. Pour le moment, Epsylio n'est offert qu'aux entreprises. Les membres de l'Association des policiers et policières provinciaux du Québec seront d'ailleurs les premiers à pouvoir l'utiliser. L'organisation n'a pas voulu commenter le sujet avant d'avoir d'abord diffusé l'information à ses membres, mais elle a confirmé à La Presse que le lancement de l'interface pourrait avoir lieu « au cours des prochaines semaines ».

DES MILLIONS DE POSSIBILITÉS

Spécialiste de l'intelligence artificielle, l'entreprise saguenéenne Ellipse Énergie a mis 10 ans à concevoir le système qu'elle s'apprête à lancer. Au cours des dernières années, Optima Santé Globale, une firme qui offre des programmes d'aide aux employés, a elle aussi contribué au lancement de cette nouvelle plateforme.

Oublions ici les réponses parfois approximatives à la Siri, la voix qui anime les produits d'Apple. Pas question non plus de réponses lancées aléatoirement par l'ordinateur. Sensibilité oblige, ISA se doit d'être plus précise.

« Il y a jusqu'à 730 000 possibilités de conversation à la première visite seulement, explique Louis-Raphaël Tremblay. À la deuxième visite, ça augmente, et à partir de la troisième, on parle de millions de millions. C'est le système lui-même qui va prendre des décisions en fonction des réponses de l'utilisateur. »

Ellipse Synergie s'est notamment fait connaître avec son interface ECHO, un système qui accompagne les étudiants dans leur parcours scolaire. Afin de mobiliser les jeunes et leurs parents, le discours de l'interface varie notamment en fonction des résultats scolaires et des commentaires des enseignants. Pour chaque utilisateur, le discours diffère.

La force de l'intelligence artificielle, souligne le président, c'est justement la possibilité d'adapter le discours de l'interface en fonction des réponses de l'utilisateur. Ainsi, au fur et à mesure que la « relation » évolue, les réponses de l'ordinateur se précisent.

Un travail de moine chapeauté par une équipe technique, mais aussi par des professionnels en santé mentale. Jessica Glidden, psychoéducatrice, a longuement travaillé sur la structure des interventions d'Epsylio, appuyée par deux psychologues.

« Ce n'est pas de la psychothérapie, précise-t-elle d'emblée. C'est une plateforme de soutien et nos interventions se font selon les besoins que la personne nomme. Toute situation étant complexe, l'objectif est de cibler ce qui est prioritaire. On a différents niveaux d'intervention qui se cachent derrière : tout ce qui concerne les idées suicidaires et la colère va amener l'interface à proposer rapidement des pistes d'intervention. »

DU VIRTUEL AU RÉEL

Faut-il croire que l'objectif ultime des créateurs d'ISA est de voir les utilisateurs quitter rapidement l'outil pour se tourner vers une personne en chair et en os ? « Oui, tout à fait ! », assure Louis-Raphaël Tremblay. Vulgariser le processus de consultation, cibler les bonnes ressources, apprendre à nommer ce qui préoccupe les utilisateurs : Epsylio n'est là qu'en première ligne, ajoute-t-il.

« Comme professionnelle, je ne serais jamais embarquée dans un projet qui a la prétention de pouvoir remplacer un être humain. Jamais, martèle à son tour Jessica Glidden. L'objectif, c'est vraiment que la personne en vienne à consulter, car il n'y a rien qui peut remplacer l'empathie et la compassion d'un professionnel. »

Ellipse Synergie assure d'ailleurs que toutes les informations recueillies par ISA demeurent confidentielles. Jamais une entreprise qui offre ce service ne pourra récupérer les données.

Une adresse courriel valide doit toutefois être utilisée pour lancer la conversation virtuelle. Question d'éliminer tout doute quant au caractère confidentiel de la démarche, M. Tremblay indique qu'un utilisateur inquiet peut très bien se créer une adresse courriel anonyme pour s'inscrire dans le système. ISA utilisera ensuite cette adresse pour envoyer des messages, au besoin, à l'utilisateur.

« VOTRE ÉTAT M'INQUIÈTE »

Les possibilités de conversations avec l'interface ISA sont immenses. Question de tester la réaction de l'ordinateur devant la détresse d'un utilisateur, nous avons créé un personnage dont la santé mentale se dégrade rapidement.À l'occasion du premier contact, nous lui confions éprouver des problèmes familiaux. La relation avec notre adolescent est pénible, à la suite d'un événement traumatique que nous n'avons pas décrit. Nous ressentons beaucoup de colère et d'agressivité. Malgré tout, nous nommons un ou deux proches capables de nous venir en aide.

À la suite de ce premier contact, ISA nous donne des pistes de solution pour gérer notre colère, et nous invite à écrire lesquelles nous aimerions mettre en pratique.

Deux jours plus tard, nous nous connectons de nouveau, mais voilà, notre état d'esprit a changé. Rapidement, ISA nous demande si on a des idées suicidaires, et nous répondons par l'affirmative. L'interface se met alors sur le mode « urgence ». Voici un extrait de la conversation.

ISA : Bonjour, je suis contente de vous revoir ! Je tiens à vous rappeler avant de poursuivre qu'en tout temps, vous pouvez cliquer sur « URGENCE » ou communiquer avec une ressource qui peut vous aider à améliorer votre situation.

La Presse+ : OK, j'ai compris.*

ISA : D'accord. Laissez-moi maintenant quelques secondes pour regarder tout ça...

Il y a quelques jours, lorsque nous nous sommes parlé, vous m'avez dit que votre inquiétude est moyennement élevée en rapport avec un problème d'ordre familial et plus précisément, vous avez besoin de soutien pour communiquer avec votre ado. Vous m'avez dit que vous être très souvent préoccupé(e) et que cela dure depuis plus de six mois. Vous considérez aussi que cela peut avoir un certain rapport avec un événement qui est survenu dans votre vie. Vous tentez de gérer la situation en laissant sortir votre agressivité, et de plus, vous êtes plus irritable, colérique ou hypersensible. En terminant, je constate également que vous pouvez compter au moins sur une personne au besoin.

La Presse+ : Poursuivre [la conversation].

ISA : Avant toute chose, j'aimerais savoir si vous avez des idées suicidaires présentement .

La Presse+ : Oui.

ISA : Probablement que vous vous sentez dépassé actuellement. Vos émotions ont fluctué comme des montagnes russes à force de souffrir et de réfléchir. Maintenant, vous sentez la fatigue. Elle s'explique par votre souffrance qui pèse sur vos épaules comme un fardeau qui vous écrase...

Vous sentez une amertume, une colère ou une tristesse, mais vous recherchez quand même la vie. En effet, la partie de vous qui veut vivre prime sur l'autre, puisque vous êtes ici malgré tout...

Même avec votre douleur, votre souffrance, vos doutes et vos peurs... Malgré ce que vous devez traverser présentement... Bien que vous pouvez être habité par de la culpabilité, de la honte, ou de l'impuissance, vous réussissez à trouver la force.

Car au fond de vous, malgré ce que vous traversez, vous recherchez encore la vie.

Vous êtes là à la recherche d'une bouée de sauvetage, un souffle d'espoir et c'est très courageux de votre part d'être ici, présent avec moi. Et bien que ce soit difficile de le croire, la douleur qui vous martèle finira par passer. L'appel que vous faites en ce moment vous rend porteur d'espoir d'un lendemain plus doux et meilleur.

Prenez conscience qu'un changement s'opère en vous car vous êtes présentement à la recherche d'une autre solution. Et c'est ce que nous allons faire... ensemble ! Trouver des pistes de solution.

La Presse+ : Poursuivre [la conversation].

ISA : Si vous êtes d'accord, partagez-moi ce qui pèse actuellement sur vos épaules. L'objectif ici est de vider ce trop-plein intérieur et de vous libérer de la tension qui vous habite. Sachez que tant que vous n'en aurez pas décidé autrement, tout ce que vous me partagerez demeurera CONFIDENTIEL.

La Presse+ : Je suis dépassée.**

ISA : Avez-vous un plan de passage à l'acte ?

La Presse+ : Non, je n'ai aucun plan.

ISA : Avez-vous déjà fait une tentative dans le passé ?

La Presse+ : Oui, il y a plus de huit semaines.

ISA : Lequel de ces énoncés représente le mieux votre capacité à espérer un changement, ou l'espoir que la situation s'améliore ?

La Presse+ : Je suis un peu découragé(e) mais je garde espoir que la situation s'améliore.

ISA : Consommez-vous ? Si oui, lequel de ces énoncés représente le mieux votre portrait actuel de consommation (alcool ou drogue) ?

La Presse+ : Je consomme parfois, mais jamais avec excès.

ISA : Lequel de ces énoncés représente le mieux votre capacité à vous contrôler ?

La Presse+ : Il m'arrive de perdre le contrôle, d'être agressif et/ou impulsif.

ISA : Comment estimez-vous le soutien que vous avez de vos proches ?

La Presse+ : Je ne pense pas que les autres puissent m'aider.

ISA : Quelles sont vos habitudes de vie actuelles ?

La Presse+ : Je ne mange pas bien, je ne dors pas bien et j'ai peu d'énergie.

ISA : Sachez que je me sens très concernée par votre sécurité... Et votre état m'inquiète réellement. J'aimerais maintenant que vous appeliez ce numéro.

Vous pourrez parler de vive voix, en toute confidentialité, avec une personne compétente qui saura vous écouter et vous soutenir. Malgré vos craintes, prenez le téléphone et appelez maintenant.

TelAide : 514 935-1101

* Nous avons sélectionné cette affirmation parmi les choix de réponse suggérés par l'interface.

** Cette fois, nous pouvions écrire notre état d'esprit librement dans un espace rédactionnel.

LES QUESTIONS DE L'ORDRE

Mis au courant de la sortie prochaine du système d'intelligence artificielle Epsylio, l'Ordre des psychologues du Québec se questionne. « Dans l'instrument, ce sont des questions à choix fermés, constate Christine Grou, présidente de l'Ordre. Il n'y a pas de possibilités de répondre "aucune de ces réponses" ou "plusieurs réponses s'appliquent". On doit choisir une des réponses qui nous sont proposées. Dans ce cas, il y a des gens qui peuvent ignorer comment répondre, ou ne pas s'y reconnaître. » 

La présidente se questionne notamment sur l'efficacité réelle d'Epsylio, qui a été testée à l'interne, chez Ellipse Synergie. « L'efficacité de ce système reste à démontrer », croit-elle, avant d'ajouter que la sensibilisation demeure le meilleur moyen pour joindre la portion de la population qui hésite à demander de l'aide.

Dans l'interface d'Epsylio, on trouve à ce sujet une série de numéros de téléphone d'organisations reconnues, comme TelAide et le site de l'Ordre des psychologues du Québec.