Après le transport (Uber) et le tourisme (Airbnb), voilà que l'économie du partage s'étend au secteur de l'alimentation. Dites bonjour à Cuisine voisine et à Cooked4U, des sites qui ébranlent les règles du jeu en matière de vente de plats et de desserts.

Analyste financière et maman de trois enfants, Kathleen MacDonald a eu la chance de pouvoir compter sur une généreuse voisine qui lui préparait souvent de bonnes quantités de tourtières, de pâtés chinois, de compotes ou de muffins. Un jour, en songeant à sa bienfaitrice, Kathleen s'est tournée vers son mari en lui déclarant : « Je pourrais créer un Airbnb pour la nourriture faite maison ! »

Au mois d'août dernier, la femme d'affaires a lancé Cuisine voisine, en version française, et Cooks from Home, en version anglaise. En moins de deux mois, 400 personnes se sont inscrites sur la plateforme.

Dans le centre-ville de Montréal, des cuisiniers proposent toutes sortes de mets et de pâtisseries faites maison comme des dumplings, du granola, du poulet général Tao ou des brioches. Les cuisiniers établissent eux-mêmes leurs prix de vente et Cuisine voisine ajoute une charge de 15 % qu'elle prélève sur chaque transaction.

Cuisine voisine assure qu'elle déclare ses revenus, mais La Presse a pu constater que la majorité des cuistots n'en font pas autant. « Cuisine voisine est incorporée. C'est une entreprise enregistrée. On paie des taxes sur tous nos revenus. Les cuistots gagnent quant à eux un revenu clair et ils devraient mettre ça sur leurs impôts. Ce n'est pas moi qui paie des employés. C'est Stripe [une entreprise tierce] qui fait automatiquement la répartition des sommes », se défend Kathleen MacDonald.

RESTAURATEURS INQUIETS

L'Association des restaurateurs du Québec voit d'un mauvais oeil l'émergence de plateformes d'économie collaborative en alimentation. François Meunier,   vice-président aux affaires publiques et gouvernementales de l'organisation, presse le gouvernement d'encadrer la vente d'aliments sur l'internet.

« Il est clair que toute personne qui fait un commerce en vendant de la nourriture doit détenir un permis du ministère de l'Agriculture. Et de toute évidence, ces gens-là n'en ont pas et ils ne percevront pas de taxes de vente », déclare-t-il.

M. Meunier craint que si des mesures ne sont pas prises rapidement, les sites comme Cooked4U et Cuisine voisine pourraient devenir aussi importants qu'Airbnb. « Qui aurait pensé, il y a 10 ans, qu'Airbnb allait concurrencer autant l'hôtellerie traditionnelle ? On n'a jamais fait de l'urticaire avec les vendeurs qui faisaient des sandwichs dans leur sous-sol. Mais de là à en faire un commerce sur l'internet... C'est une manière détournée d'éluder la réglementation. » 

L'Association des traiteurs du Québec est également préoccupée par ces nouvelles plateformes de vente en ligne d'aliments. Les membres se sont penchés sur la question lors des deux plus récentes réunions du regroupement. « Les traiteurs doivent détenir un permis, il faut qu'ils possèdent un camion réfrigéré et qu'ils payent des assurances en cas, notamment, d'empoisonnement alimentaire. Ce sont tous des frais que les particuliers ne payent pas. Et en cas d'empoisonnement alimentaire, on n'a d'ailleurs aucune idée du recours pour les clients de ce genre de sites », souligne Franco Parreira, président de l'association.

UN PERMIS OBLIGATOIRE

De son côté, le ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec (MAPAQ) confirme que les internautes qui vendent des aliments sur les sites d'économie de partage sont soumis à des règles. Ils doivent notamment détenir un permis et avoir suivi une formation en hygiène et salubrité alimentaires. Ils peuvent également recevoir la visite d'inspecteurs. 

« Les inspecteurs peuvent se présenter dans n'importes quels lieux de préparation de nourriture. Ils peuvent se présenter à n'importe quel moment pour vérifier si les normes d'hygiène et de salubrité sont respectées », explique Alexandre Noël, porte-parole du Ministère. 

Les amendes pour les cuisiniers qui vendent leurs produits sans permis varient de 2000 $ à 15 000 $ pour une première infraction et de 6000 $ à 45 000 $ en cas de récidive. Il a cependant été impossible de connaître, auprès du Ministère, le nombre d'inspections menées chez des cuisiniers qui s'affichent virtuellement, mais qui cuisinent et vendent leurs plats bien réellement.

Cinq exigences pour vendre des aliments cuisinés à la maison

Vente

Les aliments doivent être vendus aux consommateurs et non aux détaillants, aux commerçants ou aux restaurants.

Quantité

La quantité d'aliments préparés à partir d'une cuisine domestique ne doit pas dépasser 100 kg par mois.

Cuisine

Lors de la préparation d'aliments destinés à la vente, il faut utiliser la cuisine exclusivement à la préparation du produit.

Permis

Un permis alimentaire, délivré par le MAPAQ, et une formation en hygiène et salubrité alimentaires sont obligatoires.

Hygiène et salubrité

Les normes d'hygiène et de salubrité qui s'appliquent dans tous les autres établissements alimentaires doivent être respectées.

Démocratiser l'alimentation

Camille Boulais-Pretty prépare des pâtisseries qu'elle vend sur le site Cuisine voisine. La jeune femme comprend la réaction de certains restaurateurs et traiteurs qui se braquent contre les sites d'économie du partage. Mais cela ne l'empêchera pas de cuisiner pour les autres.

« Je pense que leur réaction est légitime parce que c'est une nouvelle forme de concurrence. C'est normal qu'ils soient inquiets. On parle d'Airbnb et d'Uber qui sont devenus d'immenses mouvements et d'immenses compétiteurs. Mais est-ce qu'il faut freiner le mouvement pour autant ? Je ne pense pas », affirme-t-elle.

Selon Mme Boulais-Pretty, les sites comme Cuisine voisine ou Cooked4U font partie d'« une économie en développement, d'une économie qui s'est toujours modifiée au fil du temps ». « En ce moment, on vit une transformation qui offre beaucoup de bénéfices à la société. Les plateformes comme Cuisine voisine, Airbnb ou Uber donnent la possibilité à tout le monde de démarrer un projet », dit-elle.

Camille Boulais-Pretty admet qu'elle a réfléchi à une solution qui comblerait autant les restaurateurs, les traiteurs et les « nanotraiteurs » comme elle. Elle n'est peut-être pas venue à bout d'un antidote, mais tout ce qu'elle sait, c'est qu'il devra y avoir une véritable réforme économique pour réussir à plaire à tout le monde.