Le concept était à la fois très simple et totalement inédit dans le monde de la gastronomie. Le 9 juillet, 37 chefs du monde entier ont changé de place, de Bangkok à Rimouski en passant par Paris. Récit d'un jeu de chaises musicales aussi surprenant que savoureux, par notre journaliste dans la Ville Lumière et notre collaboratrice au Bic.

Le 9 juillet, un immense jeu de chaises musicales a ébranlé le monde de la gastronomie d'un bout à l'autre du globe. Alain Ducasse est parti cuisiner au Lido84 sur les rives du lac de Garde, en Italie, alors que David Thompson, de Nahm à Bangkok, s'installait à Paris au Plaza Athénée. Et qui cuisinait chez lui? Le grand Danois René Redzepi! Au Québec, le mouton noir parisien-basque Iñaki Aizpitarte s'est posé Chez Saint-Pierre au Bic, près de Rimouski, alors que sa chef Colombe s'envolait vers Stockholm.

Quand le journaliste-organisateur d'événements Andrea Petrini et son acolyte Alexandra Swenden ont lancé une séance de remue-méninges avec leurs chefs collaborateurs de Gelinaz!, à l'été 2014, le jeune chef américain Blaine Wetzel a pris la chose au sérieux.

Pourquoi ne ferait-on pas un grand jeu de chaises musicales, un grand «shuffle»?, a-t-il demandé aux autres membres du collectif Gelinaz!, une organisation de performances culinaires déjantées, qui surprend et brasse l'univers de la gastronomie depuis 10 ans. «Et l'idée a tout de suite emballé tout le monde», explique Andrea Petrini.

Le temps d'un seul repas et de quelques jours de préparation, les chefs allaient tout simplement échanger d'identité. Les noms des 37 chefs participants et de leurs 37 restaurants ont été mis dans un chapeau en janvier et Petrini et Swenden assurent que c'est réellement comme cela que les échanges ont été déterminés.

Gelinaz! a été lancé au départ en 2005 par Petrini et le chef italien culte Fulvio Pierangelini. Leur idée: changer la routine des chefs, fatigués de diffuser leur savoir-faire uniquement par des démonstrations ennuyeuses. C'est ainsi qu'est née l'idée de faire des performances culinaires où les chefs présenteraient en direct leurs connaissances dans le cadre d'improvisations et autres exercices périlleux les obligeant à «sortir de leur zone de confort».

Chaque fois, une joyeuse bande de chefs avant-gardistes célèbres sont au rendez-vous: Massimo Bottura, Albert Adria, René Redzepi, Magnus Nilsson, Iñaki Aizpitarte... Pour le Shuffle, même le vénérable Alain Ducasse s'est prêté au jeu.

St-Pierre chez Nilsson à Stockholm

Colombe St-Pierre, la chef de Chez Saint-Pierre, au Bic, a pigé le restaurant du chef suédois Petter Nilsson à Stockholm, le Spritmuseum. «C'est complètement fou, cette histoire!», s'est-elle exclamée au téléphone, jointe à son retour à Toronto entre la Suède et le Bas-du-Fleuve. «Un huit services, à Stockholm, où je n'étais jamais allée, et Iñaki Aizpitarte qui vient cuisiner chez moi! Wow! Je pense qu'on s'est croisés sur la 20.»

Au menu, entre autres choses, flétan mariné avec salicorne et crème infusée au basilic, ou encore agneau à la gremolata de poireau avec jus au thym, ou sorbet à la rhubarbe et au gin.

«C'est juste totalement extraordinaire de créer tous ces échanges, de faire voyager toutes ces idées», raconte St-Pierre. Et aussi, ajoute-t-elle, de penser qu'à travers cette expérience, même si les 37 chefs étaient éparpillés aux quatre coins du monde, «il y a quelque chose qui nous unissait».

Au Plaza via Bangkok

Il est 9h15 mercredi matin à Paris et, devant l'hyper chic Plaza Athénée de l'avenue Montaigne, on attend Phat, l'assistant du chef australien-thaïlandais David Thompson, dont le réveil n'a pas sonné.Le chef du Plaza, Romain Meder, celui qui pilote l'équipe parce que le grand chef Alain Ducasse ne peut pas être en cuisine tous les jours, commence poliment à signaler une petite perte de patience. On est 45 minutes en retard sur le plan. Il pense à sa journée, aux mises en place, aux équipes qui l'attendent. Mais il a promis à son chef visiteur, celui qui a pigé le Plaza dans le grand Gelinaz! Shuffle, cette vaste chaise musicale de chefs, qu'il lui ferait visiter les Jardins de la Reine, au Petit Trianon de Versailles, où s'approvisionne entièrement le restaurant. Petits pois, pêches blanches, laitues variées, tomates cerises, framboises dodues... Tout vient de là et c'est là que le chef invité trouvera ses légumes pour son repas.

Donc, on attend.

Soupir.

Dans une cuisine française aussi impeccablement structurée et organisée que celle du Plaza, on n'arrive pas en retard.

À Bangkok, on fonctionne autrement. Au Nahm, on trouve que le chef en visite là-bas, René Redzepi, de Noma, est pas mal exigeant! «Ses assistants voulaient des larves d'abeilles vivantes en arrivant dimanche», confie le chef Thompson, qui est en contact avec son équipe pendant qu'il cuisine à Paris. Il sourit.

À Bangkok, on ne cuisine pas non plus en pesant les quantités d'ingrédients. Au Plaza, oui.

Si bien que le lendemain de la visite du potager, quand c'est au tour du chef Thompson de rédiger toutes ses recettes au gramme près, parce qu'on ne lui laisse pas vraiment le choix, c'est lui qui soupire un peu. «Mais c'est le but de l'exercice de ce grand échange de chefs», explique-t-il en prenant son mal en patience. «Nous, on cuisine au sentiment, eux, ils font différemment. On s'adapte, on apprend!»

Pendant ce temps, le grand chef du Plaza, Alain Ducasse, lui, est au Lido84, en Italie, dont le chef, Ricardo Camanini, est à Fäviken, en Suède.

Vous nous suivez toujours?

Difficile d'imaginer deux univers plus différents que celui du Plaza à Paris et celui de Nahm à Bangkok, en Thaïlande, où Thompson travaille depuis 30 ans.

Chez Nahm, on fait un festin pour 100$, quatre fois moins qu'au Plaza. Chez Nahm, on partage les plats, on accompagne tout de riz et on célèbre les épices très relevées et les parfums hyper variés, puissants. Chez Nahm, souvent, les convives préfèrent d'ailleurs accompagner leur repas de bière, même si on est au coeur des quartiers chics de Bangkok, à l'une de ses tables les plus prestigieuses.

Au Plaza, on aime le pain, les saveurs délicates, les assiettes individuelles, les plats qui se conjuguent sans difficulté aux plus grands crus classiques. Au Plaza, on utilise encore les cloches d'argent.

Le 9 juillet dernier, ces deux univers se sont rencontrés, accommodés, conjugués. Exercice «pas toujours évident», confie le chef Meder du Plaza, mais exercice qui force tout le monde à se dépasser, à s'adapter. «J'ai finalement réussi à les faire rire, regarde-les dans le fond de la cuisine», ajoute Thompson, après une longue journée.

Convaincre une brigade formée à la française, classique, de cuisiner dans des feuilles de bananes et de réduire des homards en purée pour un curry, ou de combiner caviar et feuille des bétels n'est pas nécessairement facile. Mais doucement, les cultures s'apprivoisent.

Dans la salle, Joseph Desserprix, premier maître d'hôtel, explique aux serveurs quels seront les plats. Celui-là sera partagé. Avec celui-ci, on servira du riz. Là aussi, d'ailleurs. «Le riz, c'est comme le pain pour nous», dit-il aux serveurs. Il en faut toujours sur la table. Des couverts? Pas toujours nécessaires.

Tous les réflexes doivent changer.

De retour en cuisine, Romain Meder vient de préparer un rouleau de langoustine dans un carpaccio d'ananas avec de la noix de coco salée confite. La présentation, avec des fleurs de coriandre, n'est pas celle que choisit habituellement le chef Thompson. «Moi, je ne fais pas ça du tout comme ça, dit-il à Meder. Mais ne changez rien. C'est très bien! C'est justement pour ça que je suis ici. C'est la raison de cet événement, non?»

PHOTO STÉPHANIE BITEAU, COLLABORATION SPÉCIALE

La bridage du Plaza Athénée, pilotée le temps d'une soirée par le chef australien-thaïlandais David Thompson.

De Colombe à Iñaki

Il y a quelque chose d'un peu magique dans la cuisine de Colombe St-Pierre: elle rend heureux. Elle parle au coeur autant qu'au corps, elle est jolie, intelligente et fière. Si on ne se fiait qu'à ce qui sort de la petite cuisine - des plats complexes et délicats dans lesquels les saveurs locales brillent harmonieusement -, on pourrait croire qu'elle est tenue par une petite brigade d'elfes et de fées.C'est là qu'est débarqué le chef Iñaki Aizpitarte dans le cadre du Gelinaz! Shuffle, cet événement improbable organisé par de vrais de vrais tripeux qui se donnent les moyens de l'être. Ni elfes ni fées pour l'accueillir, mais une brigade du tonnerre, composée de jeunes qui n'en finissent plus d'être contents d'être là, et pilotée en l'absence de Colombe par Marie-Sophie Picard.

Iñaki, lui, est une vraie star dans le petit milieu de la gastronomie: son restaurant parisien, Le Châteaubriand, se promène depuis des années sur la liste des 50 meilleurs restaurants au monde et il est souvent cité comme étant le chef de file du mouvement «bistronomique», cette mini-révolution qui a vu poindre dans Paris des petits bistrots offrant une cuisine inventive, aussi fascinante qu'imprévisible. Le tout à prix relativement abordable - il n'en fallait pas plus pour en faire un genre de héros. Ajoutez à cela ce que les magazines français décrivent comme une «allure de bad boy» et vous avez une petite idée du personnage.

On aurait pu penser que ce Parisien d'origine basque allait chambouler la cuisine de Chez Saint-Pierre, mais c'est la nature du Bas-du-Fleuve qui a pris le dessus. Un délicat ceviche de flétan surmonté d'un granité à la coriandre; un formidable «taco» - une feuille de capucine s'enroulant autour de crabe des neiges; un crabe à carapace molle tempura inondé de pimienton et accentué d'un simple bouquet de feuilles d'oseille à l'éclatante saveur acidulée; un morceau de flanc de porc parfaitement rôti accompagné d'une huître et d'épinards de mer; un risotto de salicorne à la chlorophylle d'angélique à propos duquel j'ai tellement radoté que j'ai maintenant l'interdiction d'en parler à mes proches...

Tout cela sortait de la cuisine comme autant de petits bijoux pour l'oeil et la papille. Quand le service a été terminé, la brigade de Chez Saint-Pierre (à son habitude!) a lancé dans le ciel du Bic une salve de feux d'artifice. Ni elfes ni fées donc, mais des passionnés de gastronomie qui ont tout donné pour rendre des gens heureux le temps d'une soirée. Et ça, c'est autrement magique. - Rafaële Germain, collaboration spéciale, Le Bic.

PHOTOS RAFAËLE GERMAIN, COLLABORATION SPÉCIALE LA PRESSE

La nature du Bas-du-Fleuve a pris le dessus dans les plats servis par Iñaki Aizpitarte. Ici, un morceau de flanc de porc accompagné d'une huître et d'épinards de mer.