Romuald Martin a une ferme laitière dans la Sarthe, où lui et sa femme veillent sur 75 blondes d'Aquitaine. «À nous deux, on se prend environ 800 euros (près de 1100$) par mois, explique-t-il, et on travaille environ sept heures par jour, sept jours sur sept.»

Pour nourrir la famille, il y a la ferme. Pour le reste, il doit survivre avec ce revenu. Sa famille compte trois ados et s'est récemment endettée de 145 000 euros (215 000$), un prêt sur 15 ans, pour faire face à ses obligations. Autour de lui, ses voisins vivent dans des conditions semblables. Lorsqu'on lui demande de parler de la situation des agriculteurs français, il répond tout simplement: «C'est la catastrophe.»

Les prix payés aux producteurs ne leur permettent juste plus, dit-il, de s'assurer une vie correcte. Plusieurs foncent vers la faillite. Selon lui, d'ici quatre ou cinq mois, les «remises de bilan» vont se compter par milliers.

Voilà donc une semaine que la colère d'agriculteurs - surtout les éleveurs-producteurs de viande et de lait -, pris à la gorge comme M. Martin, gronde partout en France, à peine calmée par l'aide d'urgence de 600 millions d'euros (859 millions de dollars) promise en fin de semaine par le ministre de l'Agriculture, Stéphane Le Foll.

Au cours des 10 derniers jours, des manifestations ont eu lieu un peu partout au pays. Des routes ont été bloquées, entraînant des conséquences pénibles en plein début des vacances saisonnières au pays, et les accès à certains sites hyper touristiques comme le Mont-Saint-Michel, le château de Chambord ou même la ville de Caen, en Normandie, ont été fermés.

«Face aux actions, je suis plus timoré, dit le producteur laitier. Je n'aime pas la violence.» Mais lorsqu'on lui demande s'il est solidaire du mouvement général de protestation, il n'hésite pas. «Oui, je suis solidaire.»

«Le blocage de routes, ce n'est pas très judicieux», ajoute Pascal Cosnet, éleveur de volailles, installé dans la Sarthe lui aussi. «C'est dommage d'embêter les gens sur la route. Les citoyens sont solidaires, en plus. Et ces gens n'ont pas beaucoup de vacances.» Pour lui, la distribution de tracts et la sensibilisation sont de meilleures stratégies.

Mais il est totalement d'accord avec les protestataires sur le problème de fond. Ou plutôt les problèmes, car ils sont nombreux, explique l'agriculteur.

Il y a les normes, qui sont devenues trop rigides, dit-il. «On passe le quart de notre temps dans la paperasse et on a constamment peur des amendes, même de la prison», dit-il. Les écologistes, croit M. Cosnet, ont des messages intéressants, mais quand celui-ci se traduit en règlements tatillons, les agriculteurs ne suivent plus. «C'est beau que sur papier.» Et il n'a pas grand-chose de bon à dire sur la PAC, la politique agricole commune européenne. «Il y a beaucoup de choses à virer. Il faut simplifier tout ça et qu'on arrête de nous prendre pour des voleurs et des pollueurs.» Et il faut de vrais prix.

Yves-Maris Le Bourdonnec, lui, est boucher et se dit tout à fait solidaire. «Je comprends la détresse des éleveurs, dit-il. Ça fait 30 ans que ce modèle est absurde. Les éleveurs dépendent de subventions à 70%. On ne peut plus fonctionner comme ça.» Selon le boucher, qui travaille avec une dizaine d'éleveurs de viande d'exception, c'est tout le système qui est en crise, voire notre conception même de la consommation de viande.

La faillite du système

Les prix devraient être plus élevés; les quantités produites et consommées, moins grandes. La viande, dit-il, doit devenir un aliment qu'on paie au juste prix, pour que les producteurs puissent en vivre décemment en faisant un travail d'élevage propre et juste. Sauf que M. Le Bourdonnec est pessimiste pour l'avenir proche. «À court terme, dit-il, il n'y a aucune solution. Il va falloir passer par la faillite de ce qu'on a créé.»

Les problèmes que dénoncent les agriculteurs sont multiples, mais tournent essentiellement autour de la surréglementation et de la baisse des prix. Du côté laitier, par exemple, l'Europe a laissé tomber en juin des quotas en place depuis 1984, forçant une restructuration du marché. Du côté de la viande et de la volaille, on se plaint aussi de prix trop bas poussés par la concurrence de pays comme l'Irlande, les Pays-Bas, la Pologne, par des distributeurs compétitifs et, ultimement, par les attentes des consommateurs. On blâme la grande distribution et sa pression à la baisse, mais aussi les politiques mal adaptées face à la concurrence mondiale.

«On paie les paysans français beaucoup trop peu», explique au téléphone Josian Palach, secrétaire national de la section élevage de la Confédération paysanne et éleveur dans le Tarn-et-Garonne. «Les prix sont basés sur les prix de l'exportation mondiale alors que c'est pour la vente en Europe...», explique-t-il.

Et puis, selon lui, le désespoir des «paysans», c'est leur disparition, la concentration du travail dans les grandes fermes, les pertes d'emplois...

La Confédération n'est pas derrière les actions de la semaine dernière, on entend plutôt la FNSEA, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles, qui a d'ailleurs lancé un appel de modération à ses membres durant le week-end. «Mais je les ai vues, ces actions, ajoute M. Palach. Ils ont tout cassé.»