L'insatisfaction est grande au Brésil, à un mois du match d'ouverture de la Coupe du monde de soccer. Expropriations forcées, violations des droits de la personne et gaspillage de fonds publics : les Brésiliens ne digèrent pas que l'État ait pigé 15 milliards de dollars dans ses coffres sans avoir amélioré les systèmes de santé et d'éducation. Des milliers entendent faire dérailler la fête de soccer en descendant de nouveau dans la rue, comme ils l'ont fait par millions en juin 2013.

Installée bien confortablement dans son nouveau condo de la ville de Cosmos, en banlieue de Rio, Sandra Maria da Silva se rappelle avec angoisse le moment où des fonctionnaires municipaux se sont présentés chez elle, il y a quatre ans.

Employée comme aide domestique d'une famille aisée de Rio, cette Brésilienne vivait auparavant dans la favela do Metrô, située à deux minutes à pied de la résidence de sa patronne, et à deux jets de pierre du stade Maracanã où se tiendra la finale de la Coupe du monde de soccer.

Un bon matin de juillet 2010, des fonctionnaires de la Ville de Rio se sont présentés chez elle pour lui annoncer qu'elle était expropriée. La Ville disait avoir besoin des terrains de la petite favela de 350 familles pour doter le stade d'un stationnement.

«On a sonné à ma porte à 5h du matin pour m'annoncer ça! se souvient-elle, toujours incrédule. Ils m'ont dit que j'avais sept jours pour quitter les lieux! Ça m'a vraiment stressée. C'était court, comme délai!»

«Ensuite, ils ont pris une cannette de peinture en aérosol et ils ont marqué ma maison des lettres SMH [secrétariat municipal de l'Habitation]. Puis, ils m'ont dit que j'avais deux options: ou j'acceptais un condo de deux chambres à coucher dans la ville de Cosmos à 65 km de mon travail, ou alors, je me retrouvais dans un abri temporaire des services sociaux.»

Selon Amnistie internationale et certaines ONG, plusieurs des 12 villes hôtes du Mondial ont été le théâtre de cas bien pires au cours des dernières années.

Intimidation, menaces, indemnisations dérisoires et abus de la naïveté des plus pauvres étaient des pratiques courantes au Brésil pendant la phase de construction des stades de la Coupe du monde, relate le sociologue Juca Kfouri.

«On a vu plusieurs cas de pratiques fascistes de la part des autorités qui rappellent les pratiques nazies de marquage des maisons de Juifs. Au Brésil, à maintes reprises, des maisons ont été marquées du sigle du secrétariat de l'Habitation le jour de la visite des autorités et ont été démolies le lendemain», déplore-t-il.

La loi brésilienne est pourtant claire sur les règles qui encadrent les expropriations. Outre la remise d'un préavis raisonnable et le droit à un logement convenable de remplacement, la législation stipule que les expropriés doivent être relogés à moins de 7 km de leur ancienne maison.

Sandra Maria da Silva ignorait la loi. Elle a accepté le condo offert à Cosmos, de peur de se retrouver dans un abri des services sociaux.

C'est également ce qu'ont fait la plupart des 2000 personnes qui vivaient dans la favela, à l'exception d'une vingtaine de familles qui ont refusé de partir.

Au cours des semaines qui ont suivi, les béliers mécaniques ont envahi les lieux et se sont mis à démolir toutes les maisons de ceux qui avaient accepté l'offre de la Ville.

Les sociétés d'électricité, de gaz et d'eau courante ont coupé les services, en laissant dans des conditions inhumaines ceux qui réclamaient qu'on applique la loi.

Eomar Freitas a passé trois ans au milieu des décombres des maisons de ses voisins infestées de rats, avant de finir par faire plier les autorités.

La Ville de Rio a ajouté des tours d'habitations à un complexe existant à quelques rues de son ancienne maison, où il a finalement accepté de déménager.

«J'ai eu gain de cause, mais ç'a été un enfer pendant trois ans, dit-il en rageant. Oui, je suis plus à l'aise qu'avant dans ce nouveau condo, mais ça me coûte presque le double en dépenses mensuelles avec les foutues charges de copropriété.»

Entraves aux droits

L'an dernier, le regroupement national des comités populaires de la Coupe, une ONG qui est établie dans les 12 villes hôtes du Mondial, a affirmé dans un rapport présenté au Conseil des droits de l'homme de l'ONU que 250 000 Brésiliens ont été expropriés pour la tenue du Mondial et des Jeux olympiques de 2016.

Des centaines de cas d'entraves aux droits de la personne ont été rapportés dans le processus d'expropriation.

La Brésilienne Raquel Rolnik, rapporteuse spéciale de l'ONU pour le droit à un logement convenable, a fait plusieurs sorties critiques envers les autorités de son pays, au cours des dernières années.

Mais les autorités municipales des 12 villes hôtes continuent à nier avoir agi de façon cavalière et inhumaine. Elles refusent aussi de rendre public le nombre exact de personnes au pays qui ont dû être déplacées pour la tenue de l'évènement.

«Je ne sais pas comment on appelle ça au Canada, dit Juca Kfouri, mais ici, au Brésil, ça s'appelle jouer à l'autruche.»

À un mois du match d'ouverture de la Coupe du monde, ce qui choque le plus Eomar Freitas et Sandra Maria da Silva, c'est que le fameux stationnement du stade Maracanã n'est toujours pas construit. L'endroit est un amas de débris au travers desquels une vingtaine de commerces, dont celui d'Eomar, continuent leurs activités.

Plusieurs de ces commerçants de la rue São Francisco Xavier grommèlent sous le couvert de l'anonymat. Ils sont convaincus qu'il n'y aura jamais de stationnement près du stade. La plupart pensent que c'était une façon de se débarrasser d'une favela, afin d'offrir les terrains à la spéculation immobilière.

«Ils ont dépensé le double sur la rénovation du stade, cette oeuvre de Picasso, ironise Eomar Freitas. Maintenant, ils n'ont plus d'argent pour le stationnement. Et nous, au final, on a perdu notre favela et je me retrouve avec un commerce au milieu d'un champ de débris avec une clientèle qui a baissé de 95%. Comment je fais, maintenant, pour payer les comptes qui viennent avec votre condo, monsieur le maire?»

Avec le recul, Sandra Maria da Silva se dit qu'elle aurait peut-être dû faire comme Eomar Freitas et refuser de déménager à 65 km de son travail. Les deux heures par jour de train pour se rendre à la résidence de sa patronne ont eu raison de son emploi.

«Ma maison actuelle est bien plus belle, c'est certain. Je suis plus à l'aise et je me sens beaucoup plus en sécurité ici, dans ce complexe d'habitation. C'est la distance, le problème. Si je peux réussir à trouver un nouveau travail ici, à Cosmos, je vais peut-être pouvoir enfin tourner la page.»

Une «Coupe du peuple» s'organise

Au beau milieu d'un grand terrain abandonné de la banlieue est de São Paulo, Jonatas Freire attache des bâches de plastique entre les poteaux de fortune qu'il vient de planter dans le sol, en guise de toit pour sa nouvelle maison.

Ce père de trois enfants vit depuis deux ans avec sa femme, ses enfants et ses deux frères dans l'appartement de sa mère, non loin du stade où se tiendra le match d'ouverture de la Coupe du monde.

«Nous sommes neuf personnes dans la maison de ma mère qui n'a que deux chambres à coucher. Nous sommes empilés depuis des années parce que mon salaire de misère ne suffit plus pour payer la hausse du loyer engendrée par la Coupe du monde», soupire-t-il.

Avec la construction du stade dans le quartier modeste d'Itaquerão, le prix des appartements a doublé et parfois même triplé. Des milliers de familles pauvres ont été forcées de retourner vivre chez leurs parents ou de s'entasser à deux ou trois familles dans un seul logement pour payer les mensualités.

Vendredi dernier, plus de 5000 personnes armées de piquets et de bâches de fortune ont pris d'assaut un terrain vacant situé à trois kilomètres du nouveau stade pour créer ce qu'elles appellent la «Coupe du peuple».

Elles entendent occuper le terrain tant et aussi longtemps que les autorités refuseront d'y construire des logements sociaux.

«Le gouvernement nous casse les oreilles en répétant que les 15 milliards investis pour la Coupe du monde sont un legs pour le Brésil. Un legs? Pour tout le monde ici, le vrai legs du Mondial, c'est d'être maintenant sans abri!», rage le coordonnateur du Mouvement des sans-toit, Zezito Alves da Silva.

La hantise des manifestations

En juin 2013, lors de la Coupe des Confédérations, des milliers de Brésiliens sont descendus dans la rue pour protester, à l'origine, contre une augmentation de 20 centimes du titre de transport à São Paulo.

Le mouvement, étiqueté «manifestations des 20 centimes», a embrasé le pays et s'est rapidement transformé en un ras-le-bol face aux milliards dépensés pour la Coupe du monde alors que le pays n'a toujours pas de systèmes de santé, d'éducation et de transports de qualité.

Au plus fort des manifestations, un million de personnes ont défilé dans les rues de 80 villes du Brésil. Presque tous les soirs, les manifestations pacifiques ont tourné en saccage de banques, de commerces et de biens publics, saccage la plupart du temps amorcé par des membres du Black Bloc. Les policiers militaires, mal formés aux protestations de rue, ont souvent répliqué de façon disproportionnée en aspergeant les foules de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc.

Traumatisée par la fronde sociale survenue lors de la Coupe des Confédérations en juin dernier et inquiète de la grogne qui mijote un peu partout au pays, la présidente brésilienne Dilma Rousseff a débloqué un milliard de dollars pour assurer la sécurité durant le Mondial.

Quelque 170 000 militaires, policiers et agents de sécurité privés seront déployés dans les 12 villes hôtes de l'événement.

«Le gouvernement craint des manifestations? Eh bien je peux lui dire que pour nous, c'est déjà commencé ici, dit Valdirene de Oliveira Cardoso. Et s'il faut encercler le stade lors du match d'ouverture et durant toute la durée de la compétition, nous allons le faire, je vous le garantis», lance-t-elle en brassant les fèves noires qui cuisent sur un feu de camp.

Un sondage réalisé en février par la firme brésilienne DataFolha révèle que seulement 48% des Brésiliens appuient maintenant la tenue de la Coupe du monde, en raison des milliards engouffrés dans cette aventure. Une chute dramatique par rapport à la fin de 2008: un coup de sonde similaire avait révélé que 79% de la population voyait la compétition mondiale d'un oeil positif pour l'avancement du pays.

«Cette Coupe du monde, ce n'est pas pour nous. Le gouvernement a mis tout l'argent dans les stades et dans certaines infrastructures. Nos loyers ont doublé, nos salaires n'ont pas suivi la courbe et nos politiciens s'en foutent», dit Mme de Oliveira Cardoso.

Une nouvelle loi sévère

Devant tant d'insatisfaction, le Congrès et le Sénat brésiliens doivent adopter un projet de loi au cours des prochains jours pour qualifier de «terroriste» quiconque s'adonne à du saccage lors de manifestations. Les peines pourraient aller jusqu'à 30 ans d'emprisonnement.

«Si nos politiciens passaient autant de temps à s'attarder aux vrais problèmes, ils n'auraient pas besoin de perdre du temps à essayer de nous museler», rétorque un membre du Mouvement des sans-toit, sous le couvert de l'anonymat.

«Mais ça, mon cher ami, c'est le Brésil. Tout est une question d'image et j'espère que des millions de personnes vont manifester pendant la Coupe du monde pour montrer le vrai visage de notre grand pays.»

Photo Sergio Moraes, archives Reuters

Une Brésilienne passe en vélo devant un graffiti contestataire où apparaissent, cigare à la main, la mascotte officielle de la Coupe du monde 2014, Fuleco, et l'ancien joueur brésilien Ronaldo.

Les expropriés du sport

250 000

Nombre total de personnes expropriées au Brésil

1 JOUR

Préavis minimal d'expulsion à Rio, qui ne dépasse rarement 7 jours

En chiffres

48%

Proportion des Brésiliens en faveur de la Coupe du monde en février 2014   

79%

Proportion en novembre 2008

(Source : DataFolha)   

170 000

Nombre de militaires, policiers et agents de sécurité dispersés dans les 12 villes hôtes

475 $

Prix d'un logement précaire, qui était de 220 $ 4 ans plus tôt dans le quartier où se trouve le  stade Itaquerão de São Paulo   

355 $

Le salaire minimum par mois au Brésil