On ne négocie pas avec les mathématiques et les chiffres des changements climatiques sont implacables. Il faut choisir entre un climat stable et le pétrole, le charbon et le gaz. C'est le message des scientifiques, des spécialistes et de grandes institutions comme l'Agence internationale de l'énergie. Mais il a fallu un article publié l'été dernier dans le magazine Rolling Stone par Bill McKibben, austère écologiste du Vermont, pour que des millions de personnes fassent le calcul elles-mêmes. M. McKibben est maintenant l'un des principaux opposants américains à l'exploitation des sables bitumineux de l'Alberta, et en particulier du projet de pipeline Keystone XL. Son organisation, 350.org, prépare d'ailleurs une manifestation contre le projet à la Maison-Blanche le 17 février prochain. La Presse l'a rencontré à Middlebury, au sud de Burlington, où il est chercheur.

Q. Comment expliquez-vous le succès et l'impact de votre article dans le magazine Rolling Stone?

R. C'est une étrange combinaison de vieux et de nouveaux médias. J'ai beaucoup écrit dans ma vie, mais cet article a décollé de manière remarquable. C'était le numéro avec Justin Bieber en couverture, mais après quelques jours, sur le web, c'est mon article qui avait été vu 3 millions de fois. Et j'avais plus de «J'aime» sur Facebook que Justin Bieber!

Q. Qu'est-ce qu'il y avait de nouveau dans l'article?

R. Il y avait seulement un élément neuf. On sait depuis longtemps quelle est l'ampleur du réchauffement, combien de carbone on a mis dans l'atmosphère, et combien on peut en mettre de plus avant de rater la cible de plus 2 degrés (1), qui est celle sur laquelle s'entendent tous les gouvernements. Mais il a fallu que le groupe anglais Carbon Tracker passe à travers toutes les déclarations financières des sociétés pétrolières, gazières et de charbon pour qu'on comprenne: elles détiennent dans leurs réserves cinq fois plus de carbone que ce qu'imposent les limites de l'atmosphère. Une fois qu'on a cette info, on ne peut plus douter de l'issue de toute la question du réchauffement global. Prendre conscience de cette information, cela veut dire arrêter immédiatement de brûler des carburants fossiles.

Q. Depuis, vous avez lancé plusieurs nouvelles campagnes, entre autres contre l'industrie pétrolière. Est-ce une bataille perdue d'avance?

R. Bien sûr, Exxon a fait plus d'argent en 2012 que n'importe quelle entreprise depuis qu'on a inventé l'argent. Il y a de grands risques que nous perdions cette bataille. Mais c'est bien de voir un mouvement prendre forme. La stratégie des écologistes a souvent été de cibler les gouvernements. C'est ce que nous avons fait au sujet du projet de pipeline Keystone XL. Mais c'est un jeu trop défensif. On ne gagnera pas cette bataille un pipeline ou une centrale au charbon à la fois. Il faut défier l'industrie dans son ensemble.

Q. Comment vous y prenez-vous pour défier l'industrie?

R. Nous avons pris mon article comme point de départ et nous avons fait une tournée appelée Do The Math (Faites le calcul) dans les universités aux États-Unis. On a roulé en autocar au biodiesel. Nous avons maintenant 210 campus où il y a des mouvements en faveur du désinvestissement dans l'industrie des carburants fossiles. Deux universités ont décidé de sortir du secteur des hydrocarbures: le Unity College, dans le Maine, et le Hampshire College, au Massachusetts. Plusieurs investisseurs de communautés religieuses sont avec nous aussi. Et le maire de Seattle a mis en branle un processus pour cesser tout investissement dans les hydrocarbures.

Q. Le mouvement de l'investissement responsable existe depuis plusieurs années et ne semble pas avoir eu d'impact sur ces questions...

R. C'est un peu comme pour l'apartheid en Afrique du Sud. Il y avait des gens qui disaient qu'en demeurant investisseurs, on maintenait le dialogue et l'influence. Mais dans ce cas-ci, ce n'est pas une question de faire un ajustement dans les pratiques de l'industrie. C'est leur stratégie d'affaires en soi, le problème. Ils veulent déterrer les hydrocarbures, les brûler et, ainsi, changer la composition chimique de l'atmosphère et le climat qui en dépend. C'est leur plan. On voit déjà les impacts de ce plan. C'est comme si, en 2012, dame nature avait dit: «Comprenez-vous maintenant?» La banquise arctique a presque disparu. Les États-Unis ont vécu leur année la plus chaude. Et il y a eu l'ouragan Sandy. De voir les eaux froides de l'Atlantique s'engouffrer dans le métro de New York, on n'aura pas de meilleur avertissement que ça.

Q. Vous n'êtes pas le seul à dire qu'il faut garder dans le sous-sol la plus grande partie du pétrole, du charbon et du gaz pour espérer stabiliser le climat. L'Agence internationale de l'énergie l'a affirmé cette année. Mais cela veut aussi dire d'affirmer à une société comme Exxon: vous ne valez pas 400 milliards mais beaucoup moins, non?

R. C'est exactement cela. Et cela veut dire qu'il faut fixer un prix pour les émissions de carbone (2) qui fait que 80% de ces hydrocarbures restent dans le sol. C'est pour cela que c'est toute une bataille. Mais ça ne sert à rien de dire qu'on peut y arriver en faisant de petits pas. C'était peut-être vrai en 1989. À l'époque, il y avait plein de choses qu'on aurait pu mettre en place pour infléchir graduellement les émissions de carbone. Plus maintenant.

Q. Vous devez sûrement vous faire traiter de radical.

R Ce n'est pas moi, le radical. Les radicaux travaillent pour les sociétés pétrolières. Prenez Rex Tillerson, patron d'Exxon. Il veut gagner 100 000$ par jour tout en modifiant la composition chimique de l'atmosphère. C'est la chose la plus radicale qui soit.

Q. Le Canada mise sur l'exploitation massive des sables bitumineux. L'industrie se défend en affirmant que leur exploitation aura un impact marginal sur le climat. Qu'en pensez-vous?

R Évidemment, tout a un impact marginal (3). Il faut combattre tous les projets. Mais d'un autre côté, les sables bitumineux sont la deuxième réserve de carbone fossile en importance de la planète (4). Si on les exploite, comme le dit le climatologue de la NASA James Hansen, c'est game over pour le climat. C'est un projet parmi les plus fous dans le monde actuellement: ils vont chercher le gaz de schiste en Colombie-Britannique pour faire fondre le bitume en Alberta. C'est vraiment un projet insensé.

Q. Quel est l'avenir du projet Keystone XL après la réélection de Barack Obama?

R. Ils ne l'appellent pas Keystone (clef de voûte) pour rien. C'est l'un des seuls projets pour lesquels le président peut prendre sa décision tout seul, sans consulter le Congrès.

Q. Est-ce que les nouvelles nominations de John Kerry comme secrétaire d'État et du successeur de Lisa P. Jackson à l'Environnement auront un impact sur la décision?

R. Non. C'est juste Obama. Il doit décider ce qui est le plus important: sa crainte de l'industrie des hydrocarbures ou sa crainte d'entacher son héritage politique.

Q. Quelle est l'influence du contexte politique canadien sur l'avenir des sables bitumineux?

R. Premièrement, j'aimerais répondre au gouvernement de Stephen Harper, quand il dénonce les écologistes extrémistes étrangers qui tentent d'influencer les décisions à ce sujet. J'ai passé une partie de mon enfance à Toronto et je suis allé à la même école primaire que Stephen Harper à une année d'écart. Alors nous venons littéralement du même endroit. Ensuite, c'est très inspirant de voir le mouvement Idle No More et la bataille de Theresa Spence. Les peuples autochtones au Canada n'ont plus le choix d'invoquer leurs droits ancestraux et les traités pour protéger leur environnement, maintenant que Stephen Harper a éviscéré la réglementation environnementale au profit de l'industrie. Bien sûr, ils se battent pour eux-mêmes, mais en même temps, ils sont sur la ligne de front pour toute la planète.

(1) Cible de plus 2 degrés

À Copenhague, en 2009, à la conférence des Nations unies sur le climat, les pays du monde se sont entendus pour limiter le réchauffement climatique à 2 °C afin d'empêcher «toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique». «Nous nous accordons à penser qu'une forte diminution des émissions mondiales s'avère indispensable selon les données scientifiques [...] pour que la hausse de la température de la planète reste inférieure à 2 °C», précise l'accord de Copenhague. Mais cet accord ne proposait aucune mesure contraignante. En outre, plusieurs scientifiques estiment que la cible de 2 degrés de réchauffement est déjà un compromis et qu'un tel réchauffement pourrait tout de même avoir des conséquences catastrophiques.

(2) Fixer un prix pour les émissions de carbone

Jusqu'à maintenant, sauf quelques rares exceptions, le secteur des hydrocarbures a eu un accès gratuit et illimité à l'atmosphère comme dépotoir pour son principal déchet, soit le gaz carbonique (CO2). Depuis longtemps, on propose d'imposer un tarif aux émissions de carbone, par une taxe ou par un marché de droits d'émissions. Le Québec a lancé un marché du carbone cette année, tandis que la Colombie-Britannique a adopté une taxe carbone. Cependant, un prix de 100$ à 200$ la tonne de CO2 serait nécessaire pour avoir l'effet souhaité, ce qui est 10 fois supérieur à ce qui est proposé actuellement.

(3) Tout a un impact marginal

Selon une étude de Neil Swart et d'Andrew Weaver, de l'Université de Victoria, brûler tout le pétrole des sables bitumineux ferait augmenter la température de 0,36 degré. Mais brûler tout le charbon de la planète la ferait augmenter de 14,8 degrés. Les auteurs concluent qu'il faut éviter d'ajouter «de nouvelles infrastructures qui maintiennent la dépendance aux carburants fossiles», si on veut limiter le réchauffement à 2 degrés.

(4) La deuxième réserve de carbone fossile

C'est une affirmation difficile à vérifier. «C'est certainement vrai pour ce qui est du pétrole, précise M. McKibben. Et les gisements de charbon ont tendance à être plus morcelés, donc plus petits.» À lui seul, le secteur pétrolier canadien coté en Bourse a dans ses réserves 19,95 milliards de tonnes (ou gigatonnes) de CO2, selon le rapport de Carbon Tracker. Par comparaison, le secteur pétrolier britannique en compte 51,5 gigatonnes. Mais, souligne l'organisme, les règles boursières canadiennes retardent jusqu'à la dernière minute l'inclusion des réserves en provenance des sables bitumineux dans l'actif des entreprises. Sur le plan des réserves déclarées de pétrole par pays, selon le rapport annuel de BP, le Canada est maintenant troisième, derrière le Venezuela et l'Arabie saoudite, avec 175 milliards de barils, dont 169 sont sous forme de bitume.

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Les émissions de gaz carbonique jusqu'à maintenant

1020 gigatonnes: quantité de gaz carbonique relâché entre 1850-2000

321 gigatonnes relâchées entre 2000 et 2011 

Seuil d'émissions de gaz carbonique «sécuritaire»

565 gigatonnes: notre «budget carbone» pour limiter le réchauffement à 2 degrés.

Les réserves d'hydrocarbures

2795 gigatonnes: quantité de gaz carbonique dans les réserves d'hydrocarbures.

65% de charbon, 22% de pétrole, 13% de gaz. 

Émissions par habitant reliées à la consommation d'énergie (tonnes)

États-Unis: 18

Canada: 16

Europe: 7

Chine: 6,2

Monde: 4,6

Brésil: 2

Inde: 1,4

RDCongo: 0,04

Source: U.S. Energy Information Administration 

Nombre d'années avant le dépassement de notre «budget» carbone: 13 ans. Augmentation moyenne d'émissons annuelles de 3%