Il fut un temps pas si lointain où un dénommé Jeff Fillion, privé de sa tribune, a été défendu par Reporters sans frontières (RSF). RSF, oui, oui. La même organisation de défense de la liberté de la presse qui tente de faire libérer le blogueur saoudien Raif Badawi. Le même Raif Badawi que Fillion, dans une fine analyse de l'actualité, a traité de « toton », l'accusant de s'être lui-même « mis dans la marde ».

Raif Badawi est le lauréat d'une dizaine de prix, dont le prix Reporters sans frontières pour la liberté de la presse 2014. Il a aussi été mis en nomination pour le prix Nobel de la paix. Cet homme, dont la femme et les enfants sont réfugiés au Québec, a été condamné à 1000 coups de fouet, 10 ans de prison et plus de 300 000 $ d'amende pour avoir eu le courage d'exprimer son opinion et de faire réfléchir ses concitoyens. Comme le souligne RSF, Badawi a payé de sa liberté le prix de sa lutte pour la vérité. C'est grâce à des héros comme lui que le combat contre les totalitarismes peut avancer.

Fillion, lui ? Fillion n'est le lauréat de rien du tout. Mais si le prix Nobel de la bêtise existait, il serait sans doute un candidat de choix. Il ne défend rien, sinon le droit à l'imbécillité, travesti en droit au débat, afin de faire augmenter ses cotes d'écoute.

Il ne fait pas réfléchir. Il abrutit ses auditeurs à coups de préjugés.

En vomissant ses injures, l'animateur populiste ne risque rien, sauf des poursuites qui pourraient lui faire perdre encore une fois sa tribune. D'où l'avantage stratégique de s'en prendre à un prisonnier politique menacé de mort en Arabie saoudite. Quel courage !

Fillion prétend défendre la liberté d'expression. Mais le sort d'un Raif Badawi ne le préoccupe guère. Ce qui l'inquiète vraiment, voyez-vous, c'est que RDI en parle trop... Ce qu'il dit en substance, c'est que l'on ne peut rien pour un gars qui n'est même pas citoyen canadien. Selon sa logique implacable, la liberté d'expression, ça vaut juste pour ceux qui l'ont déjà. Tous les autres ne méritent pas que l'on crie « Liberté » en leur nom ou que l'on interpelle Stephen Harper. Un homme torturé pour ses idées à des milliers de kilomètres d'ici ? Bof. On n'est quand même pas devant le cas d'un animateur de radio-poubelle bien de chez nous à qui on confisquerait son droit fondamental à disposer d'une poubelle...

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L'an dernier, lorsque Fillion a retrouvé une tribune sur les ondes de NRJ Québec, propriété de Bell Média, il a prétendu s'être assagi. « J'ai changé », disait-il, en promettant désormais de respecter les règles.

Bell Média confirme avoir reçu un certain nombre de plaintes d'auditeurs à la suite des propos de Fillion sur Badawi. Dans ses communiqués de presse, l'entreprise prétend avoir « un engagement sans faille envers l'excellence » et créer des contenus « qui divertissent, informent, rallient et inspirent les auditoires sur les plateformes de leurs choix ».

Une tribune est un privilège qui vient avec des responsabilités. Que dit Bell Média des propos honteux du nouveau Fillion sage et amélioré ? De tels propos sont-ils compatibles avec son engagement « sans faille » pour l'excellence ? Bell Média est bien avare de commentaires à ce sujet. Ma demande d'entrevue a été refusée. On m'a toutefois confirmé que Patrick Côté, directeur général de Bell Média pour le marché de Québec, ne croit pas que les propos de Fillion appellent des excuses. Selon lui, l'animateur n'aurait pas tenu des propos haineux.

Si ce n'est pas haineux de prétendre qu'un prisonnier politique condamné à 1000 coups de fouet n'est qu'un « toton » responsable de son sort, si ce n'est pas haineux de justifier par la bande la torture en faisant croire qu'elle n'est que dans l'ordre des choses dans certains pays, qu'est-ce donc ? De « l'analyse », comme prétend en faire Fillion ? Une forme de contenu qui « informe » et « inspire » les auditoires, comme le souhaite Bell Média ?

Ce n'est évidemment ni la première ni la dernière fois que des dérapages de Fillion suscitent la controverse. L'injure est son fonds de commerce. En mars, il avait dû présenter ses excuses après cette autre fine analyse de la situation économique des Gaspésiens : « La Gaspésie, s'ils n'ont pas de jobs, soit qu'ils déménagent ou bien ils crèveront, c'est-tu assez clair ? »

Les propos concernant Raif Badawi sont encore plus injurieux. Mais, cherchez l'erreur, ils n'appellent pas à des excuses, selon Bell Média.

La différence ? Les auditeurs se font sans doute plus rares en Arabie saoudite qu'en Gaspésie... Pas de marché à séduire, pas d'excuses.

Dans ce triste brouhaha, je salue la réaction plus que digne d'Ensaf Haidar, la femme de Raif Badawi, qui a dit ne pas en vouloir à Jeff Fillion. « C'est son opinion et je respecte toutes les opinions. C'est pour cela que Raif Badawi se bat. »

C'est pour cela, oui. Ne l'oublions pas. C'est pour cela aussi qu'il y aura un rassemblement en soutien à Raif Badawi, ce midi, à Québec, devant l'Assemblée nationale. Souhaitons que RDI soit là. Pour rappeler que l'on ne peut pas rester indifférent devant le sort de cet homme. Pour dire qu'il y a des silences plus inquiétants encore que n'importe quelle parole injurieuse. Le silence honteux de Stephen Harper, par exemple, qui continue de coopérer avec l'Arabie saoudite et de faire passer l'économie avant les droits de la personne.