Une déclaration a priori inutile peut parfois être très utile. C'est ce que je retiens de la controverse qu'a suscitée cette semaine une déclaration insensée de Carla Bruni-Sarkozy sur l'inutilité du féminisme.

Rappel des faits pour ceux qui n'auraient pas suivi l'affaire, racontée dans nos pages par ma collègue Sylvie St-Jacques, jeudi. «On n'a pas besoin d'être féministe dans ma génération», a déclaré l'ex-première dame dans un entretien avec le Vogue Paris. «Il y a des pionnières qui ont ouvert la brèche, a-t-elle ajouté. Je ne suis pas du tout militante féministe. En revanche, je suis bourgeoise.»

Je fréquente très peu les magazines dits féminins. Il m'importe peu de savoir si Carla Bruni aime les hommes très séduisants ou peu séduisants (pour ceux qui veulent savoir, la réponse, vraiment surprenante, est dans le Vogue). Bref, je n'aurais sans doute rien su de la déclaration de Carla Bruni si la twittosphère féministe ne s'était pas emparée de l'affaire.

Ce qui me semble intéressant dans cette histoire, ce n'est pas tant le caractère irréfléchi de la déclaration de Carla Bruni que la vigueur des répliques outrées qui ont suivi. Je ne parle pas ici des aboyeurs qui ont simplement profité de l'occasion pour envoyer des insultes à l'ex-mannequin. Je parle de l'indignation un peu baveuse, à l'image d'un féminisme nouveau genre, que cette controverse a mise en lumière.

Sur Twitter, l'association française Osez le féminisme a créé le mot-clic #ChèreCarlaBruni, qui invite les gens à expliquer à la chanteuse les raisons pour lesquelles leur génération a besoin du féminisme. À l'heure où on voudrait nous faire croire que le féminisme est désuet et que le comble du bonheur féminin se trouve dans une seringue de Botox, la lecture des messages envoyés à Carla Bruni avait quelque chose d'à la fois rassurant et rafraîchissant.

«Ma génération a besoin de féminisme parce que je suis en solde à -27% toute l'année!», a écrit une juriste, en faisant allusion à l'inégalité salariale en France.

«J'aurai besoin du féminisme tant qu'on m'dira mets un décolleté quand je prépare un entretien d'embauche», a dit une autre.

Certains messages font sourire, d'autres, pas du tout. On y parle de viol, de violence conjugale, de harcèlement sexuel, de droits bafoués... De tous ces drames quotidiens qui nous rappellent que, même en Occident, l'égalité de fait est loin d'être acquise. Il faut avoir perdu contact avec la réalité pour penser que le féminisme est dépassé. En France encore plus qu'au Québec. On n'a pas besoin de féminisme aujourd'hui? Vraiment?

Hier, comme s'il répondait lui aussi à la déclaration de Carla Bruni, le premier ministre français, Jean-Marc Ayrault, a parlé de la promotion de l'égalité hommes-femmes comme d'une priorité de son gouvernement. «Notre objectif est de faire émerger une troisième génération de droits des femmes, porteurs d'égalité réelle», a-t-il déclaré, à l'issue d'une rencontre du Comité interministériel aux droits des femmes, instance laissée en désuétude sous Chirac et Sarkozy. Le gouvernement de François Hollande, premier gouvernement paritaire de l'histoire de la République française, dit vouloir remettre à l'ordre du jour la lutte contre les inégalités entre les sexes.

Invitée dans Le Monde à commenter le tollé suscité par la déclaration de l'ex-première dame, la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, a rappelé que le féminisme est toujours pertinent et qu'il concerne tout aussi bien les hommes. «Être féministe, c'est combattre pour l'égalité entre les femmes et les hommes, pas pour un sexe contre un autre.»

Ce que dit de façon très éloquente cette jeune ministre française, c'est que, pour faire émerger une troisième génération féministe, il faut désormais agir sur les mentalités. La première génération, après la Seconde Guerre mondiale, a permis de retirer des discriminations des lois. La deuxième, dans les années 70, a accordé des droits spécifiques aux femmes, comme le droit à la contraception et à l'avortement. La troisième devra contrer les stéréotypes et le sexisme «d'habitude» en misant avant tout sur l'éducation.

Entre-temps, devant le tollé, Carla Bruni a dû rectifier le tir. Elle a dit que sa phrase dans le Vogue était «très maladroite». Cela traduisait mal sa pensée, semble-t-il. Mais c'était déjà trop tard. Bien malgré elle, en déclarant le féminisme inutile, elle avait réussi à recueillir les preuves de son utilité et à offrir une tribune inespérée à toute une nouvelle génération féministe.

Chère Carla Bruni... merci.