Je veux vous raconter un peu la vie d'Audrey. À la fin de cette chronique, je vous dirai pourquoi je vous raconte ici sa vie.*

Quand elle regardait bébé Audrey, son arrière-grand-mère paternelle disait toujours ceci: «Elle a des yeux de petite vieille.» Une façon de dire: elle a une vieille âme, cette petite.

Et ça ne s'est jamais démenti. Enfant, Audrey écrivait des petits mots pour remonter le moral de sa mère, quand elle sentait qu'Isabelle l'avait dans les talons. Isabelle cherche les mots exacts d'une petite note écrite d'une main d'enfant, trouvée jadis dans son sac: «Maman, économise ton énergie!» Enfin, pas dans ces mots-là, mais ça voulait dire ça. «Elle disait toujours des mots... Des mots sensés. Enfant, elle avait une plus grande maturité que moi. Une telle sagesse.»

Élève modèle, école internationale, adolescence à Saint-Jean. Rien à signaler, sinon une insatiable curiosité, de grandes questions sur la vie, son sens. Toujours à l'affût, à multiplier les expériences. Un choc culturel pour Isabelle, si on veut. «J'ai toujours été plus insécure, du genre dure à sortir des jupes de ma mère. Pas Audrey.»

Diplôme d'études secondaires en 2009. Cégep. Puis, Université de Sherbrooke pour un bac en droit... Qu'Audrey a abandonné après deux ans. Elle ne se voyait pas faire ça toute sa vie, avocate. Isabelle sentait qu'Audrey avait peur de la décevoir, en lâchant l'université. «Je lui ai dit: «Prends un break, reviens vivre ici.»»

C'était après l'été 2014, l'été où Audrey a surpris tout le monde en allant planter des arbres en Abitibi. Planter des arbres! C'est un métier d'été, un métier pour étudiants ou éternels étudiants. Un métier très dur, en forêt, avec les bibittes, courbé sur ses outils. Audrey, l'intello lectrice du Devoir, qui plantait des arbres: Isabelle était un peu interloquée. Réponse d'Audrey: «Maman, j'adore ça! C'est dur, mais j'aime ça. Si j'ai découvert une chose, en forêt, c'est que je ne veux pas travailler entre quatre murs...»

Audrey, comme mille jeunes de son âge, se cherchait. Début de vingtaine, la vie, l'avenir peut sembler un peu flou, même pour ceux qui ont eu du succès à l'école. Audrey, c'était un peu ça, mais c'était pas juste ça. Comment dire... Ça l'exaspérait un peu que tout le monde, même grand-maman, s'inquiète qu'elle ait lâché le droit, que tout le monde lui demande quand elle retournerait à l'école, ce qu'elle allait faire dans la vie.

- Va finir ton droit, lui disait sa maman-poule. Après tu pourras faire ce que tu veux. T'auras ton diplôme...

- Et si je veux être fleuriste, Maman, disons?

Ça ne l'angoissait pas, ce qu'elle allait faire dans la vie. «Tu trouves pas ça un peu con, a-t-elle demandé à sa mère, que le monde demande toujours ce qu'on fait dans la vie? Demandez-moi donc ce que je suis!»

L'horizon d'Audrey était indéfini, sans que ça ne soit angoissant. Peut-être aller vivre avec Oli à Montréal. Peut-être s'inscrire à l'École d'ébénisterie. «Parce que je veux créer de mes mains.»

Entre-temps, elle vivait avec sa mère à Saint-Jean, dans un quartier neuf et uniforme, le genre qui devait un peu l'emmerder, elle, l'altermondialiste qui s'habillait à l'Armée du Salut pour ne pas trop consommer.

«Tiens, maman, lis ça», lui disait-elle parfois, en lui tendant son Devoir.

Isabelle lisait l'article en question et après, mère et fille en discutaient.

Quand Audrey lui a dit qu'elle préparait un voyage, «un voyage toute seule», la poule a encore pris le dessus sur la mère, en Isabelle.

Seule?

Euh, t'es sûre, Audrey?

Un jour, elle rêvait de l'Australie. Le mois d'après, l'Amérique du Sud, et va savoir pourquoi, ça tracassait beaucoup Isabelle, l'idée de sa fille seule en Amérique du Sud...

Avec ce voyage, Audrey voulait voir du pays, elle voulait aussi voir ce qu'elle avait en elle, ce qu'elle était. Histoire universelle de la jeunesse qui se forme à coups de tampons dans le passeport.

Les médias sociaux et Audrey: deux affaires différentes. Pas vraiment sur Facebook. Pas très girly, Audrey, pas le genre à mettre des selfies d'elle sur Instagram en train de magasiner au DIX30, je veux dire. Plus du genre triper à passer deux semaines dans le chalet de son père, à Saint-Joachim-de-Shefford, pour voir ses grands-parents, boire du thé et jouer aux cartes avec eux, comme l'été dernier. «Comme une petite vieille de 23 ans», rigole Isabelle.

L'été dernier, justement, Audrey est retournée en Abitibi, elle a passé du temps avec Annie, celle qui l'hébergeait, elle et d'autres planteurs, l'été d'avant. Annie et Audrey sont allées en promenade dans le bois, ont refait le monde près d'un ruisseau. Et plus tard, Audrey a envoyé un petit mot à Annie...

C'est un ruisseau

Merci d'avoir été mon ruisseau

Je repars d'ici

- Audrey

«À la vieille méthode, dit Isabelle. Avec du papier, un crayon. Pas par texto, pas son genre d'écrire ça par téléphone...»

Quand sa fille est née, Isabelle a décidé de savoir d'où elle venait, elle, ce qu'elle était, elle aussi, au fond. Adoptée, Isabelle a entrepris de retrouver ses parents biologiques. Quête réussie. Elle est devenue proche d'une de ses soeurs, fille de sa mère biologique, Marylène. Elle me montre une photo: Audrey, Marylène et ses enfants, elle, Isabelle. L'été dernier, à Québec. Du soleil et des sourires.

Des fois, Isabelle se surprenait à se dire, en elle-même, «Merci la vie.» Juste ça, «Merci la vie», une sorte de reconnaissance pour cette vie simple, sans drame. Savoir apprécier ce qu'on a.

Le 3 septembre, Isabelle est entrée à la maison. Audrey était assise sur son lit, son ordi sur ses cuisses.

- Maman! Je viens d'acheter mon billet d'avion!

- Tu vas où?

- San Francisco!

- San Francisco? Mais je croyais que t'allais en France!

- Oui, mais pour San Francisco, les billets sont moins chers. Et peu importe la destination, c'est le voyage qui compte, Maman!

Fin septembre, Audrey est partie aux États-Unis, bien qu'elle ait failli ne pas partir, parce qu'évidemment - comme toujours! - il y a eu d'abracadabrantes péripéties qui se sont mises dans le chemin. Elle est partie sac au dos, pour un voyage d'une durée indéterminée, en camping surtout. Sa mère-poule, inquiète, aurait voulu être dans ce sac à dos neuf acheté chez Mountain Equipment Coop.

Le 25 septembre, Isabelle a reçu un courriel d'Audrey. «Je crois que je trouve tranquillement ce que je cherche. Aujourd'hui, j'ai pris quelques photos et là, je suis dans une église. Y a le WiFi. J'ai fait brûler un lampion pour Mamie, pour l'aider à guérir.»

*Audrey Carey a été tuée en Californie, début octobre. Isabelle Tremblay a voulu me raconter la vie de sa fille unique, pour me dire qui elle était, «parce qu'Audrey ne se résume pas à un fait divers», comme m'a si bien dit Isabelle.