C'était au Burundi en 2005, lors des élections dites collinales. Dans ce pays qui jouxte au sud le Rwanda, une guerre civile larvée se décline comme un écho interminable au génocide rwandais de 1994. Deux documentaristes québécois accompagnent une patrouille de l'armée dans les collines qui surplombent la capitale, Bujumbura.

Dans cette zone qu'on appelle Bujumbura rural, les rebelles hutus des Forces nationales de libération (FNL) ont perturbé le scrutin. Se fondant dans la population, ils ont mené des frappes sur des véhicules de l'armée burundaise.

Des véhicules comme ce pick-up de l'armée que le réalisateur et le journaliste québécois suivent, dans un taxi conduit par un Burundais.

Bref, une zone «chaude», une zone dangereuse dans un pays en guerre. C'est pour ça que les Québécois portent des casques et des gilets pare-balles bleus, prêtés par l'ONU.

Le chauffeur, inquiet et peut-être un peu courroucé, ne s'attendait pas à un voyage aussi chaud. Il se retourne vers ses clients, sur la banquette arrière, et demande: «C'était prévu, ça?»

«Ça», il n'a pas besoin de dire le mot: le danger. Le Burundais, lui, n'a pas de casque ou de gilet pare-balles.

Pour toute réponse, le journaliste détache son casque, clic, et il le donne au chauffeur.

Ce journaliste, c'est François Bugingo.

Cette anecdote, c'est mon ami André Saint-Pierre, réalisateur de Trois jours d'humanité, qui me l'avait racontée il y a longtemps, bien avant que l'enquête d'Isabelle Hachey n'expose les mensonges journalistiques en série de François Bugingo.

Hier, j'ai demandé à André de revenir sur cet épisode, mais j'ai pris des notes. Je relis ces notes, et je comprends encore moins les mensonges de François: voici un homme qui allait au feu, qui a en effet vécu le danger, qui n'avait pas besoin de romancer pour rendre l'actualité internationale qu'il commentait vivante et incarnée.

Comme bien des gens qui ont côtoyé François Bugingo, mon ami Saint-Pierre se demande pourquoi son camarade de reportage au Burundi a ainsi menti, alors qu'il encourait la peine capitale journalistique - l'exil de la profession - s'il était pris en flagrant délit de mensonges.

André suppute à voix haute, allie sa propre connaissance de la région - il a passé deux ans au Congo et au Burundi, à travailler en coopération internationale - et tout ce qu'il sait de François Bugingo, l'homme, pour tenter une réponse.

«Pour sortir du Congo, du Burundi, comme il l'a fait, alors que c'est pas facile et que t'es juste un numéro, il faut que tu sois doué pour la parole. C'est un exploit, sortir de là. Il faut toujours convaincre un douanier, un fonctionnaire d'une ambassade, un policier qui tient un barrage... Le fait d'être un beau parleur, ce qui implique une certaine séduction, ça l'a sorti de sa condition, de son pays...»

La thèse d'André, c'est que François Bugingo avait «internalisé» l'esbroufe, la demi-vérité et le mensonge. «Devenu journaliste, il n'a pas su, je dirais, mettre la switch à off.»

Vendredi, François a publié sur sa page Facebook une mise au point où il affirme avoir raconté ses bobards du bout du monde en partie car il était «motivé par une obsession de capter l'intérêt du public québécois à des sujets qui lui paraissent très souvent lointains».

Le lecteur jugera, mais j'ai personnellement avalé de travers en lisant ces mots, parce que même dans le civil, François pouvait raconter des mensonges. Pièce à conviction: le jeudi 30 avril, j'ai participé à l'enregistrement de Tout le monde en parle avec trois autres journalistes, dont François, pour la Journée internationale de la liberté de presse. Avant l'enregistrement, alors que je discutais avec Caroline Locher, de la Fédération professionnelle des journalistes (FPJQ), François nous accoste. Il entreprend de nous raconter - dans la minute suivant son arrivée - une anecdote bouleversante sur son voyage tout récent en Arménie.

Le guide qu'il avait pris pour aller à la frontière du Haut-Karabakh, où Arméniens et Azerbaïdjanais se tirent dessus, y avait reçu une balle dans la jambe!

Et François de nous raconter en détail comment il a tenté de juguler le sang qui coulait, ce sang qui ne coagulait pas; il nous a raconté le voyage frénétique en voiture vers l'hôpital...

Ouf.

J'ai raconté cette anecdote à Isabelle Hachey. Deux semaines plus tard, quand elle a interviewé François, elle lui a demandé si son séjour au Haut-Karabakh avait été «chaud».

Réponse: non.

«Il ne s'est rien passé?», a insisté la journaliste de La Presse.

Réponse de François: «Il ne s'est rien passé. Non, pas cette fois-là.»

Il a fallu qu'Isabelle lui rappelle ce qu'il avait raconté à une employée de la FPJQ et à un journaliste de La Presse, dans les coulisses de Tout le monde en parle, de cette balle dans la jambe du guide, pour qu'il se «souvienne» enfin...

Et c'était maintenant «un petit truc de rien du tout», une «fausse alerte» où la guide - c'était maintenant une guide - avait eu une «éraflure». François, désormais, dédramatisait: «C'était complètement ridicule, a-t-il dit à Isabelle, parce qu'il ne s'est absolument rien passé. Oui, j'ai eu un moment de frayeur que je prends aujourd'hui à la blague parce que c'était complètement une absurdité affligeante.»

Je pense que la «switch» du mensonge chez François ne servait pas qu'à intéresser les Québécois à l'actualité internationale. Je pense que ces mensonges n'avaient qu'un lien distant avec son métier: ils servaient surtout à le rendre intéressant, lui, dans la vie.