Jeudi, notre chroniqueur Patrick Lagacé a raconté comment le climat toxique qui avait cours à la division Prévention du Service des incendies (SIM) a fini par briser un employé, Stéphane Archambault. La deuxième partie de cette série porte sur les conséquences du suicide de M. Archambault au SIM.

Stéphane Archambault: les 650 pas d'un homme brisé

De l'autre côté de la table, le directeur du Service des incendies de Montréal (SIM) peine à croire que personne n'ait dénoncé le climat de terreur qui régnait à la division Prévention dirigée par son (désormais ancien) ami Pierre Sigouin.

«Comment ça se fait? Là-dedans, j'ai des gens, j'ai des cadres, j'ai des inspecteurs, des gars de 40, 50 ans, qui ont de l'expérience... Qu'on ne me dise pas qu'ils avaient peur!», me dit Serge Tremblay, avec un brin d'exaspération.

Pourtant, c'est exactement ce qui se dégage des entrevues que j'ai réalisées dans la foulée du suicide de Stéphane Archambault, employé civil du SIM, en octobre. Ceux que j'ai convaincus de parler, parmi ses collègues de la Prévention, ont tous eu peur de Pierre Sigouin.

Peur d'être ciblé dans une rencontre de groupe, ce que Sigouin faisait souvent en usant de son autorité pour humilier ses cibles, avec des railleries et des insultes.

Peur de se faire affecter à des tâches pour lesquelles ils n'avaient pas les compétences requises, en guise de punition.

Peur d'avoir à croiser le fer avec quelqu'un qui se vantait ponctuellement de ses amitiés avec les deux plus hauts officiers du SIM (Serge Tremblay et Jacques Proteau).

Peur d'être soudainement talonné par Sigouin, de subir sa microgestion tatillonne.

Comme m'a dit une source, témoin du climat au 200, rue de Bellechasse, où loge la Prévention: «C'est comme si les gens avaient une attitude de femme battue. T'essaies d'être fin, t'attends que ça passe.»

Comme m'ont dit plusieurs sources: «C'était un climat de terreur.»

Quand la nouvelle du suicide de Stéphane Archambault s'est répandue chez les employés de la Prévention, l'un d'eux m'a rapporté cet échange avec un collègue.

Lui: «Pourquoi on n'a rien dit, rien fait?»

Le collègue: «Pendant qu'il (Sigouin) était sur son dos, il

n'était pas sur le mien.»

***

Le directeur Serge Tremblay s'étonne encore qu'«on n'ait pas levé le flag» et sonné l'alerte rouge à la Prévention à propos des agissements de Pierre Sigouin, qui gérait son personnel à coups de menaces et d'insultes.

Après avoir parlé à des employés, à la famille de M. Archambault, au syndicat des cols blancs, à Jean-Yves Hinse, du service du capital humain de la Ville de Montréal, et à M. Tremblay, je peux dire deux trucs là-dessus.

C'est vrai... et c'est faux.

C'est étonnant... et ça ne l'est pas.

Plusieurs employés ont signalé leur ras-le-bol relativement aux méthodes de Sigouin. Leurs supérieurs directs, les chefs de division, avaient tendance à banaliser ces récriminations. Sylvie Chevrier, la femme de Stéphane Archambault, m'a dit que son mari avait demandé de l'aide à sa supérieure immédiate, Brigitte Daoust, verbalement et par écrit. Sans succès. Je me suis fait dire que Mme Daoust était, elle aussi, ponctuellement persécutée par Sigouin. Elle est actuellement en congé maladie.

Dans un milieu de travail fonctionnel, tous ces gens auraient pu se plaindre aux ressources humaines. Or, qui dirigeait les RH de la Prévention?

Martyne Ouellet. Qui est Martyne Ouellet?

La conjointe de Jacques Proteau, numéro 2 du SIM et supérieur hiérarchique de Sigouin. Proteau est un ami de Pierre Sigouin. Dans son bureau, on pouvait voir des photos de lui avec ses amis Proteau et Tremblay.

Bref, avant même le suicide d'Archambault, «personne ne faisait confiance aux RH pour se plaindre», me suis-je fait dire à plusieurs reprises par des employés. Se plaindre aux RH, c'était vu comme se plaindre aux boss, dans la perception de Stéphane Archambault et de ses collègues.

Depuis, Mme Ouellet a été mutée.

***

Mais fallait-il attendre, comme le dit Serge Tremblay, que quelqu'un «lève le flag» pour que le SIM réalise que Pierre Sigouin était odieux - on me pardonnera l'euphémisme - avec ses troupes?

Car le 21 mars 2012, en réunion, devant témoins, Sigouin a dit neuf fois à l'intention de Stéphane Archambault: «J'vas y péter la yeule.»

Voici un patron qui menace de casser la figure d'un employé. Tout, sauf sain et normal. Des paroles potentiellement criminelles. La chose est venue aux oreilles du numéro 2 du SIM, Jacques Proteau.

Et que fait Proteau, à ce moment-là, en tant que supérieur hiérarchique immédiat?

La réponse est ahurissante: rien.

Pas de note au dossier, pas de suspension. Le directeur Tremblay dit, «avec le recul», qu'il aurait fallu sanctionner Sigouin. Mais à l'époque, l'incident a été vu comme un acte isolé: «C'est arrivé une fois.»

Il y avait là un flag qui s'est levé à propos de Pierre Sigouin et de ses méthodes de bully. Mais M. Proteau ne l'a pas vu, apparemment.

Ou peut-être qu'il a choisi de ne pas le voir?

Peut-être que l'amitié l'a aveuglé?

Je pose la question. Je n'ai pas de réponse: M. Proteau n'a pas donné suite à ma demande d'entrevue.

Mais Proteau était l'ami de Sigouin. On comprendrait que Proteau ait eu de la réticence à punir son ami et subalterne, celui qui l'a hébergé chez lui quand il a vécu un divorce.

Dénoncer, «lever le flag» ?

Un jour - mes sources ne se souviennent plus si c'était en 2011 ou en 2012 -, Sigouin s'est mis à faire de l'ironie au sujet de la peur qu'il inspirait. Quelqu'un lui avait dit que les employés le craignaient.

Sa façon de réagir a été de cibler des employés, devant tout le monde, pour leur demander, ironique: «Pis, toi, as-tu peur de moi?»

Personne n'a osé dire la vérité, évidemment.

ANÉMIE - Si jamais on se mettait à dire que Stéphane Archambault était un homme dépressif, sentez-vous bien libre de flairer la tentative de contrôle des dommages. La famille ne m'a rien caché: en 2010, Archambault a souffert d'un épisode d'anémie attribuable à une hémorragie rectale. Sa faiblesse physique a atteint son moral et il a été brièvement traité aux antidépresseurs.

Cause purement physique, m'a dit son médecin de famille, la Dre Yanouchka Labrousse: «Ça aurait mis n'importe qui par terre.» Il s'en était parfaitement remis, et l'épisode de 2010 n'a pas de lien, selon elle, avec le congé maladie qu'il a eu la veille de son suicide.

Peut-être y avait-il une faille dans la psyché de Stéphane Archambault. Et peut-être que le climat de travail toxique imposé par Sigouin et toléré par ses boss s'est incrusté dans cette faille. Peut-être.

Mais j'aimerais juste souligner que le problème, ici, c'est le climat de travail toxique bien réel au SIM et banalisé par ses boss. Pas l'hypothétique faille dans la tête de Stéphane Archambault.

Photo Robert Mailloux, archives La Presse

Serge Tremblay