La scène était surréaliste: un policier s'est levé pendant la commission Charbonneau et a déposé un sac transparent contenant des liasses de billets de 100, 50 et 20$ à côté de Gilles Surprenant, ingénieur à la retraite qui a travaillé pendant 33 ans à la Ville de Montréal. Un total de 122 800$. De l'argent sale provenant des pots-de-vin que des entrepreneurs ont versés à Surprenant pendant près de 20 ans. Au total, Surprenant aurait truqué 90 appels d'offres et touché 600 000$. Les 122 800$, c'est ce qui lui restait. Il a flambé une bonne partie de son fric au casino.

Gilles Surprenant, surnommé «Monsieur TPS» (taxe pour Surprenant), percevait 1% des contrats. En échange, il truquait des appels d'offres et gonflait les coûts des travaux pour que les entrepreneurs se mettent de l'argent dans les poches. C'est du moins ce que Lino Zambito, ex-entrepreneur recyclé dans la restauration, devenu célèbre après avoir témoigné pendant huit jours devant la commission Charbonneau, a dit.

Zambito a déballé son sac et décrit un système ahurissant: la mafia aurait arbitré des chicanes entre des entrepreneurs, contrôlé la corruption à Montréal et perçu une «taxe» de 2,5% de la valeur des contrats; Union Montréal, le parti de Gérald Tremblay, aurait aussi pris une cote de 3%, sans oublier Gilles Vaillancourt, maire de Laval, qui, lui, aurait touché 2,5%. Et j'oublie l'utilisation de prête-noms dans des activités de financement d'ex-ministres, Nathalie Normandeau et Line Beauchamp, et une enveloppe contenant 30 000$ que Zambito aurait donnée à Pierre Bibeau, impliqué dans le financement du Parti libéral.

Les aveux de Surprenant donnent de la crédibilité, du coffre au témoignage de Zambito. L'ex-entrepreneur Zambito s'est mis à table; hier, c'était au tour de Surprenant. Le corrupteur et le corrompu. Surréaliste, mais de plus en plus vraisemblable. Le témoignage de Surprenant, qui n'a duré qu'une heure et demie, était renversant. Il était nerveux et se raclait la gorge: oui, il a truqué des appels d'offres, et oui, il a reçu des pots-de-vin. Il a même raconté en détail comment il a été corrompu la première fois par Frank Catania, propriétaire de Construction Frank Catania, et comment celui-ci l'a intimidé en lui disant: «Les gens qui nous empêchent de manger, on les tasse.»

On peut maintenant mettre un visage sur un fonctionnaire corrompu. On a même eu droit à ses états d'âme: comment il s'est senti la première fois qu'il a accepté une enveloppe contenant 4000$ en guise de remerciement pour avoir pratiquement doublé la valeur d'un contrat.

La semaine prochaine, le procureur de la Commission va décortiquer les 90 appels d'offres où Surprenant a reçu un pot-de-vin. Quatre-vingt-dix. Pendant près de 20 ans. Comment cet ingénieur a-t-il pu gonfler des appels d'offres, tripoter des estimations, empocher des pots-de-vin sans que personne ne pose de questions? Qui était au courant? Qui fermait les yeux? Que disaient ses patrons qui voyaient le prix des contrats exploser? Que faisaient les élus? Comment une telle corruption a-t-elle pu fleurir en plein coeur de la Ville? Aveuglement volontaire? Incompétence? Il n'existait aucun système de vérification pour détecter ce genre de manoeuvre?

Le plus renversant, c'est que Gilles Surprenant, après sa retraite, a travaillé pour des firmes de génie qui décrochaient des contrats avec la Ville. Et personne n'a sourcillé.

Avec ces révélations, deux maires se retrouvent dans l'oeil de la tempête: Gilles Vaillancourt et Gérald Tremblay. Les deux ont eu la même réaction: ils nient et refusent de démissionner. Ils s'accrochent au pouvoir. Pourront-ils rester encore longtemps? Devraient-ils démissionner? Le gouvernement devrait-il mettre Laval et Montréal en tutelle? Québec ne réagit pas. Pourtant, Pierre Bibeau, vice-président de Loto-Québec, a été écarté; son fils Alexandre, éclaboussé par des allégations de Zambito, s'est retiré de la campagne de Philippe Couillard à la direction du Parti libéral. Jacques Duchesneau, qui dirigeait l'Unité anticollusion, avait démissionné lorsque TVA avait révélé des anomalies dans le financement de sa campagne à la mairie de Montréal en 1998. Le Directeur général des élections l'avait blanchi et il avait réintégré son unité.

Des allégations. Pas de preuve. Et ils ont été écartés. Vaillancourt et Tremblay restent en poste pendant que des révélations les éclaboussent, eux ou leur parti, devant des citoyens éberlués par l'ampleur de la corruption, des citoyens qui se demandent s'ils vivent dans le Far West. Devraient-ils rester? Il faudrait se poser sérieusement la question. Québec aussi.