Il y avait une nuée de flashes au bas de la rue Saint-Antoine, étroite voie piétonne en pente du Suquet, quartier historique de Cannes. Je marchais vers la lumière scintillante, juste derrière la cible des paparazzi: un homme en smoking, les cheveux gominés, flanqué de deux grandes blondes en robes lamé argent, le dépassant d'une tête.

L'homme en smoking s'est arrêté net. Pendant qu'on le photographiait, il a abandonné momentanément les bras de ses cavalières, s'est retourné, est revenu sur ses pas et s'est penché pour donner une pièce à un mendiant. Toujours sous le crépitement des photographes.

Antonio Banderas, l'acteur fétiche d'Almodovar, arrivait sans doute du gala annuel de l'AmfAR, l'une des soirées les plus courues en marge du Festival, à l'hôtel du Cap Eden Roc à Antibes.

Le plus important événement caritatif d'Europe, destiné à amasser des fonds pour la recherche contre le sida, a récolté jeudi une somme record de 42 millions grâce à la vente aux enchères d'oeuvres de Picasso, Warhol, Botero, Calder, Banksy, Jeff Koons et Muriel Millard (ben non, pas Muriel Millard).

Eva Longoria, Leonardo DiCaprio, Tom Ford, Jake Gyllenhaal, Michael Fassbender, Marion Cotillard et, bien sûr, Xavier Dolan comptaient parmi les invités, ainsi que de nombreux mannequins dont j'oublie volontairement les noms.

C'est tout ça le Festival de Cannes. Un mélange de stars et de quidams, de starlettes vulgaires et de mannequins élégants, de richissimes propriétaires de yacht et de mendiants cherchant où poser leur sac de couchage.

Il y a les soirées privées, et ceux qui les guettent. Les guinguettes remplies de chasseurs de vedettes et les clubs privés réservés aux célébrités, comme l'éphémère repaire de la reine du jet-set français Albane Cléret, sur le toit de l'hôtel Marriott. Mercredi, ils étaient des dizaines à observer les allées et venues des invités de la fête du film de Paolo Sorrentino.

La hiérarchie de la célébrité, vécue en condensé pendant le Festival, donne à Cannes une drôle d'ambiance. En début de semaine, j'ai croisé les frères Coen, rue Saint-Antoine, à quelques mètres du lieu où j'ai vu Antonio Banderas.

Joel Coen, très décontracté, était posté sur la petite terrasse du Maschou, mythique restaurant cannois fondé il y a plus de 50 ans par l'acteur Jean-Claude Brialy. Personne ne semblait remarquer sa présence. Son frère Ethan est arrivé peu après, passant tout aussi inaperçu. Sans paparazzi dans les parages, les rois de Cannes passaient une soirée incognito: l'aubaine.

Ce que je retiens de ce 68Festival de Cannes, à la veille de son palmarès? Pas «l'affaire» des chaussures plates, créée de toutes pièces par l'excès de zèle de quelques gardiens de sécurité (qui ont interdit l'accès au tapis rouge, un soir de projection officielle, à des femmes ne portant pas de talons hauts).

Je retiens le plan-séquence d'ouverture de Saul Fia (Le fils de Saül) du Hongrois László Nemes, mon coup de coeur du Festival. Un regard singulier sur la Shoah et les camps de la mort, à travers l'histoire d'un membre du Sonderkommando dans les fours à gaz d'Auschwitz. J'ai vu bien des films, réussis et moins réussis, sur l'Holocauste depuis 30 ans. Saul Fia aborde cette tragédie de manière particulièrement originale, au plus près du drame. Un film dur, profondément humain, sur l'horreur et la quête de dignité.

Je retiens aussi l'expression de Cate Blanchett, à la fois résignée et défiante, dans une scène pivot de l'élégant Carol, de Todd Haynes. La vérité de l'émotion dans son jeu lorsqu'elle règle les détails de la garde de sa fille avec son futur ex-mari. La performance d'une très grande actrice.

Je retiens la gestuelle toute simple et l'hésitation si juste de Vincent Lindon, ouvrier lui aussi en quête de dignité dans la Loi du marché de Stéphane Brizé. Je retiens aussi le stoïcisme mystérieux de Tim Roth dans Chronic de Michel Franco, le faciès unique de Géza Rohrig dans Le fils de Saül, la grâce de Michael Caine dans Youth de Paolo Sorrentino.

Je retiens la musique hypnotique et les vues aériennes poétiques de Sicario de Denis Villeneuve. Je retiens les idées folles et brillantes, d'un humour noir sordide et loufoque, de The Lobster de Yorgos Lanthimos (Dogtooth). Ou encore les dialogues brillamment ciselés et poignants de vérité de Mia Madre de Nani Moretti, un maître lorsqu'il s'agit de rester du bon côté de la frontière entre l'émotion et le pathos.

Je retiens les images d'archives inédites de l'excellent documentaire Amy, d'Asif Kapadia, nous dévoilant une Amy Winehouse fragile, à la voix d'or et au talent immense, perdue dans la drogue, les mauvaises fréquentations et les méandres de la célébrité. Je retiens les séquences d'animation en stop motion splendides du Petit Prince, réalisé par Mark Osborne à Montréal.

Je retiens aussi le moins bon, le moins beau et le carrément inutile: l'europudding indigeste de Il raconto dei racconti de Matteo Garrone, la mièvrerie de Gus Van Sant égaré dans la forêt ésotérique de The Sea of Trees, Gaspar Noé et son Love, nanar porno en 3D qui a fait rire tout le monde et n'a scandalisé personne. Un four.

Et au final alors, à qui la Palme d'or? Pendant les 45 premières minutes de Youth, je l'aurais volontiers accordée à de Paolo Sorrentino, toujours aussi suave dans sa mise en scène et ses mouvements de caméra. Mais il m'a semblé se perdre dans ce récit en anglais, moins incarné que La grande beauté, en multipliant les fins superflues.

Je prédis plutôt la Palme à Dheepan, un autre excellent film de Jacques Audiard, sur l'immigration clandestine de Sri-Lankais dans une banlieue «chaude» de Paris. En croisant les doigts pour Saul Fia, de László Nemes, qui peut aussi rêver de la Caméra d'or du meilleur premier long métrage. On saura tout ça demain.