La scène, spectaculaire, m'a paru durer 10 minutes. Superman, alias Clark Kent alias Kal-El, se bat avec un méchant de Krypton, Zob, Zod, je ne sais plus. Une vraie bagarre mano a mano, où tout est permis. Bob Probert contre Tie Domi, version superhéros.

Sauf qu'au lieu de briser des tables et des chaises dans un bar, Kal-Machin et l'autre Zorglub défoncent les édifices de Manhattan, connu dans l'univers de DC Comics sous le nom de Metropolis (comme le film de Fritz Lang). Jusqu'à ce qu'on ait l'impression d'être à Ground Zero après les attaques du 11-Septembre.

Man of Steel, à l'affiche depuis hier, est une superproduction de 225 millions de dollars qui fait bing-bang-boum, comme on s'y attend. Et qui, malgré tous les défauts de son scénario, parfaitement accessoire, fera un tabac partout dans le monde. Et pourquoi pas? Il n'y a que Hollywood pour se permettre un tel feu d'artifice d'effets spéciaux, avec à la clé des références messianiques et un discours environnemental (Man of Steel est l'anti-»Drill, Baby, Drill» de Sarah Palin).

Cela dit, il n'y a heureusement pas que des films de Zack Snyder dans le cinéma mondial. Même si les films hollywoodiens monopolisent la grande majorité des écrans de la planète, d'autres oeuvres, beaucoup moins coûteuses (et rentables), existent aussi. De petites perles comme ce Syngué sabour (Pierre de patience) d'Atiq Rahimi, d'après son propre roman, qui a eu le prix Goncourt en 2008, qui a aussi pris l'affiche hier.

Ce film d'auteur minimaliste, tourné pratiquement comme un huis clos autour d'un seul personnage - une jeune femme afghane qui dévoile à son mari dans le coma tous ses secrets -, a été produit grâce au concours de la France et de l'Allemagne. C'est un film qui, dans son essence, incarne la fameuse «exception culturelle», garantissant une diversité au-delà des considérations économiques, dont on parle beaucoup ces jours-ci en Europe.

L'Union européenne (UE) s'apprête en effet à négocier un accord de libre-échange avec les États-Unis en juillet et certains de ses membres, qui se sont rencontrés hier à Luxembourg, souhaitent que le secteur de l'audiovisuel (le cinéma, la télé, mais aussi l'internet) fasse partie des discussions.

L'Europe, qui traverse la crise financière que l'on sait, ne peut se permettre d'exiger des compromis de son partenaire américain, estiment des nations comme le Royaume-Uni, dont la principale préoccupation est de stimuler les échanges commerciaux transatlantiques.

Or, la France, bastion historique de l'exception culturelle, est prête à faire valoir son droit de veto afin de s'assurer que le secteur de l'audiovisuel soit exclu des négociations. Elle est soutenue en cela par 14 pays européens (dont l'Allemagne) et le Parlement européen de Strasbourg, sans lequel une entente avec les États-Unis paraît impossible.

L'exception culturelle demeure, pour le gouvernement français, une question fondamentale, découlant d'une conviction aussi politique que philosophique, a rappelé jeudi dans le quotidien Le Monde la ministre française de la Culture, Aurélie Filippetti. «Signer un accord avec les États-Unis sur ces sujets, c'est se lier les mains, dit-elle. C'est s'interdire pour l'avenir de promouvoir nos cultures sur les médias de demain. L'enjeu de cette négociation est là: est-ce que l'UE et ses États membres veulent rester libres de promouvoir la culture dans toute sa richesse et toutes ses spécificités?»

Ce discours, la ministre l'a aussi martelé avec aplomb en mai au Festival de Cannes, où j'ai pu l'entendre à l'occasion d'une réception officielle. L'exception culturelle n'est pas négociable, a répété à plusieurs reprises Aurélie Filippetti, qui s'est fait sur la Croisette des alliés de taille tels le président du jury Steven Spielberg et le grand producteur Harvey Weinstein.

«L'exception culturelle encourage les réalisateurs à faire des films sur leur propre culture, a déclaré le producteur des films de Quentin Tarantino et de P.T. Anderson. Nous en avons plus que jamais besoin. Un grand succès se fait en marquant sa différence.»

Plusieurs dizaines de comédiens et cinéastes ont aussi signé une pétition destinée à l'Union européenne afin de protéger l'exception culturelle. Mardi, l'actrice Bérénice Béjo et les cinéastes Costa-Gavras, Lucas Belvaux et Radu Mihaileanu sont sortis peu rassurés d'une rencontre avec le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, ouvert à une négociation sur le secteur de l'audiovisuel avec les États-Unis.

«Nous sortons de ce rendez-vous très, très, très déçus, a dit Radu Mihaileanu. La culture ne peut être incluse dans une négociation de marchandises, il s'agit du droit de penser des peuples, qui n'est pas négociable, qui ne peut être mis sur le même pied que des voitures, des lampes ou des boulons.»

L'exception culturelle, qui regroupe l'ensemble des dispositions (quotas, subventions, allègements fiscaux, etc.) destinées à protéger une culture nationale, est un enjeu fondamental aussi bien au Québec qu'en Europe. Dans le cinéma comme dans peu d'autres industries, le rouleau compresseur américain menace constamment de tout anéantir sur son passage.

Laisser le cinéma québécois, comme le cinéma français, allemand ou italien, à la merci des lois du marché, sans le protéger adéquatement ni lui offrir une aide idoine, c'est mettre en péril non seulement sa survie, mais celle du septième art tel qu'on le connaît. C'est pourtant une idée défendue par plusieurs, ici comme ailleurs.

Dans son combat contre Superman, le Québec a tout intérêt à espérer qu'Astérix demeure l'irréductible Gaulois. Car sans la potion magique de l'exception culturelle, ce sont toutes les cultures - à commencer par la nôtre - qui seront menacées à terme.

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