Jusqu'où va la liberté de parole des juges ? Jusqu'aux frontières de leur devoir de réserve. C'est pourquoi les derniers propos de la juge en chef de la Cour suprême, Beverley McLachlin, sont inacceptables.

Dans un récent discours à Toronto, Mme McLachlin a déclaré que le Canada était coupable de « génocide culturel » envers les Amérindiens.

Certes, tout juge a ses propres opinions, mais une fois en fonction, il doit en faire abstraction le plus possible pour donner au moins l'apparence de l'objectivité... et à plus forte raison s'abstenir de prendre parti publiquement sur des sujets controversés.

Or, l'utilisation du mot « génocide », même atténuée par l'adjectif « culturel », est explosive et au surplus parfaitement contestable. Un chroniqueur, un organisme militant, voire une commission d'enquête vouée à la défense d'une cause, ou encore un politicien élu (comme Philippe Couillard, qui a malheureusement repris l'expression à son compte) peuvent fort bien qualifier de « génocidaire » le traitement des Amérindiens par le Canada. C'est de l'ordre de la liberté d'expression.

Mais justement, la liberté d'expression des juges n'a pas la même amplitude que celle qu'on accorde au commun des mortels. Un juge s'exprime par ses jugements, point à la ligne.

Ce devoir de réserve, qu'ont d'ailleurs observé scrupuleusement tous les juges de la Cour suprême lorsqu'ils étaient en fonction, est à la mesure de leur immense pouvoir. La Cour suprême rend des jugements qui peuvent être dévastateurs (ou libérateurs) et qui se répercuteront sur la société pendant des années. Le moins qu'on puisse exiger de ses juges est l'apparence de l'objectivité, qui pourra convaincre le public qu'ils ont abordé telle ou telle cause avec un esprit ouvert.

Dans ce cas-ci, non seulement la juge McLachlin est tombée à pieds joints dans une matière essentiellement politique, mais encore elle nuit grandement aux Amérindiens qu'elle prétend défendre. Lorsqu'une autre cause concernant les droits aborigènes viendra devant la Cour suprême, on se rappellera les préjugés qu'avait publiquement exprimés sa patronne, et cela amoindrira la crédibilité de la Cour.

Pour un militant de la cause autochtone, les propos de la juge en chef vont de soi, « y'a rien là ». Mais quand on connaît l'histoire et le sens des mots, on se garde de se référer au concept de génocide à tort et à travers.

Le seul cas absolument clair de génocide - un mot qui signifie non seulement le massacre d'une population, mais aussi une opération d'extermination longuement planifiée, inspirée par une idéologie structurée et exécutée avec tous les outils de l'État - est celui de la Shoah. S'y sont ajoutés, du moins dans l'opinion publique, les massacres des Arméniens et des Tutsis.

L'histoire de l'humanité est remplie d'horreurs diverses. Mais on n'utilise pas le mot « génocide » à propos des nombreuses tueries et exactions qui se sont produites durant les guerres coloniales et les conquêtes territoriales. Les Vietnamiens ont été bien plus mal traités durant l'occupation française que les Amérindiens au Canada. Les Bretons ont vu leur culture exterminée par l'État français. Si, dans certains pensionnats religieux, de jeunes Amérindiens se sont vus empêchés de parler leur langue, en Bretagne, et durant des décennies, les enfants étaient punis et ridiculisés s'ils parlaient breton à l'école. On leur suspendait un sabot au cou.

La colonisation de l'Amérique latine a été infiniment plus cruelle que celle du Canada, laquelle a été une version soft de la colonisation aux États-Unis. Il s'est produit de terribles abus et injustices, en particulier dans l'ouest du pays, mais en Nouvelle-France, les colons ont nourri de fructueuses relations avec les autochtones.

Il n'y a pas eu de génocide culturel au Canada, ou alors tout, partout, est génocide... et alors les mots n'ont plus de sens.