Ce n'est pas encore un séisme. Plutôt une série de secousses localisées, mais suffisamment nombreuses pour qu'on commence à y déceler une tendance de fond. De plus en plus d'électeurs d'un nombre grandissant de pays européens ont envie de montrer la porte aux élites qui les dirigent. Y compris l'establishment de Bruxelles.

Il y a eu le triomphe du Front national français aux élections européennes du printemps 2014. Puis, la victoire de Syriza, parti de gauche radical et eurosceptique, aux législatives grecques de janvier 2015.

Depuis le début du mois, l'Europe et ses élites ont reçu quelques autres coups de semonce. Le 7 mai, en Grande-Bretagne, les conservateurs ont renforcé leur position, en brandissant la promesse d'un référendum sur un éventuel divorce avec l'Union européenne.

Il s'agissait d'une manoeuvre tactique, destinée à couper l'herbe sous les pieds de l'UKIP (Parti pour l'indépendance du Royaume-Uni), formation populiste et, comme le dit son nom, franchement anti-européenne.

Reste que le premier ministre David Cameron n'a pas attendu pour se lancer dans une tournée des capitales européennes, avec sa liste d'épicerie. Même si celle-ci n'est pas tout à fait limpide, on sait qu'il cherche à desserrer l'étau des politiques communes et freiner la libre circulation des personnes à l'intérieur des frontières de l'Union.

À défaut de quoi il pourrait suggérer aux électeurs de voter en faveur d'un «brexit» (sortie de l'Union) au référendum dont la tenue est promise d'ici 2017.

Bref, il demande à l'UE de changer, en lui plaçant le couteau sur la gorge... Du jamais-vu dans l'histoire européenne.

C'est un bouleversement d'une tout autre nature qui s'est joué en Espagne, aux élections locales et régionales du 24 mai. Ici, les électeurs ont donné un gros coup de barre à gauche, en favorisant des candidats issus du mouvement des «Indignés» à la mairie de Barcelone et de Madrid. Et en boudant autant les conservateurs du Parti populaire que les socialistes.

«C'est le printemps du changement, la fin du bipartisme qui régit la vie politique en Espagne depuis 40 ans», s'est réjoui Pablo Iglesias, du parti Podemos, l'un des gagnants de ce vote.

Comme les Grecs en janvier, les Espagnols ont donc exprimé leur immense ras-le-bol des politiques d'austérité.

Le même jour, les Polonais ont de leur côté élu un président conservateur, Andrzej Duda, qui est sinon eurosceptique, du moins «eurocritique». Au point de refuser de remplacer le zloty par l'euro-intégration monétaire prévue, en principe, pour l'an prochain.

Mais c'est surtout au premier tour du 10 mai que le rejet des partis traditionnels s'était fait sentir avec le plus de force, alors qu'un chanteur, Pawel Kukiz, a récolté plus de 20% des voix. Aucun sondage n'avait prévu que cet adversaire de la fécondation in vitro et de l'adoption par des couples homosexuels, virulent pourfendeur du système, réussirait à décrocher une troisième place.

Étonnant rejet de l'establishment, dans ce pays qui a été relativement peu écorché par la crise financière qui a frappé avec force ailleurs en Europe?

«En fait, plusieurs régions de la Pologne ont souffert de la crise, et les inégalités sociales se sont approfondies», constate Magdalena Dembinska, politologue à l'Université de Montréal. Or, selon elle, «les élites politiques ont perdu contact avec une partie de l'électorat». Rupture dont elles paient aujourd'hui le prix.

Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que les jeunes Polonais continuent à émigrer massivement, surtout vers l'Angleterre - ce qui fait justement grincer des dents les Britanniques.

Que faut-il conclure de tous ces chambardements? «Les réalités nationales sont différentes, mais dans tous ces évènements on sent les mêmes réactions contre les élites au pouvoir, et l'Union européenne est perçue comme le projet d'une élite», dit Frédéric Mérand, directeur du Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal (Cérium.)

Et ce qui nourrit cette insatisfaction, selon lui, ce sont les fossés de plus en plus grands entre les plus riches et les plus pauvres. Inégalités difficiles à corriger avec les outils dont dispose Bruxelles.

En d'autres mots, dans le Sud, on proteste contre les politiques d'austérité. Dans le Nord, contre l'immigration et la réglementation. À l'Est, contre le sentiment d'être des laissés pour compte du rêve européen.

Et un peu partout, on rejette la faute, en partie, sur les dirigeants européens.

«Il faut changer le rêve européen si on veut le sauver», a résumé la cheffe de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, à l'issue de cette série de turbulences.

Reste à savoir comment.