Des manifestants qui se rassemblent sur la place Tahrir en scandant des slogans contre la dictature. Des contre-manifestants qui défendent le régime. Des scènes chaotiques sur fond de gaz lacrymogènes et de cocktails Molotov, des affrontements qui font des dizaines de blessés et quelques morts alors que surviennent les premières défections au sein du régime.

La capitale égyptienne avait un air de déjà-vu, hier, alors que se jouait un nouveau chapitre de la révolution qui a provoqué la chute d'un dictateur, mais qui, près de deux ans plus tard, n'a toujours pas accouché d'une véritable démocratie.

Le premier acte de cette révolution s'était joué le 11 février 2011, le jour où l'ex-président Hosni Moubarak a plié bagage, cédant le pouvoir à l'armée.

Le deuxième acte s'est déroulé il y a un an alors que l'armée semblait vouloir prolonger indéfiniment la période de transition, en s'accrochant à un pouvoir qui ne devait être que temporaire.

Depuis, il y a eu des élections parlementaires, une élection présidentielle et une tentative de réforme constitutionnelle qui vient d'aboutir à une impasse. La place Tahrir reprend du service. Cette fois, les manifestants dénoncent un régime démocratiquement élu qu'ils accusent d'outrepasser ses pouvoirs pour imposer sa vision du pays à une majorité qui n'y adhère pas.

Et on les comprend. Les islamistes au pouvoir ont «paqueté» la commission chargée de réécrire les lois fondamentales du pays. Incapables d'influencer ses travaux, tous ceux qui défendaient des visions divergentes ont peu à peu claqué la porte. Exit les voix des femmes, celles des Coptes ainsi que celles des laïcs et des libéraux. Malgré quelques compromis qui ont empêché le pire, la nouvelle Constitution ouvre la voie à une islamisation progressive de l'Égypte, sous la férule des Frères musulmans.

Craignant que ce texte ne se heurte à des obstacles juridiques, le président Mohamed Morsi s'est arrogé des pouvoirs supérieurs à ceux des tribunaux. Après quoi il a forcé une adoption ultrarapide des quelque 200 articles de la loi fondamentale qui régira la vie des Égyptiens si elle est approuvée par référendum, la semaine prochaine.

«Les travaux de la commission constitutionnelle ont été une véritable catastrophe. La majorité des gens, ici, ne se sentent pas représentés», dénonce le journaliste Gamal Zayda, du quotidien Al-Ahram.

Il souligne que la commission a publié pas moins d'une douzaine d'ébauches de la Constitution. «Même l'élite et les journalistes, qui sont censés s'y connaître, ne savaient plus quelle était la bonne version.»

Improvisation, confusion et coup de force: voilà les ingrédients qui ont conduit à un ultime bras de fer entre les tenants de deux visions diamétralement opposées. D'un côté, les islamistes. De l'autre, les démocrates libéraux qui rejettent tout autant les pouvoirs suprêmes dont s'est doté le président Morsi que la nouvelle constitution et le référendum du 15 décembre.

Cette collision frontale était inévitable. Contrairement à ce qui s'est passé en Tunisie et en Libye, où les réformes constitutionnelles ont précédé les premières élections démocratiques, les Égyptiens ont été appelés à élire leurs nouveaux dirigeants d'abord. Ce vote précipité a donné un avantage indu aux Frères musulmans, déjà bien implantés dans tout le pays, contrairement aux groupuscules politiques d'allégeances diverses qui se sont mis à proliférer au printemps 2011.

Forts de leur victoire inespérée, les islamistes se sont lancés dans leur farce constitutionnelle. Sauf qu'ils ont oublié que le symbole de la place Tahrir est toujours vivant. Et que ceux qui étaient descendus dans les rues en hiver et à l'automne 2011, pour protester d'abord contre Moubarak, ensuite contre l'armée, n'auraient pas peur de ressortir une fois de plus pour faire face aux religieux qui veulent s'approprier leur pays en le dotant d'une Constitution dépourvue de la moindre légitimité.

«Mohamed Morsi et les Frères musulmans ont sous-estimé ou mal compris l'importance de la légitimité dans les périodes de transition», a twitté hier un spécialiste des printemps arabes, Shadi Hamid.

En campagne électorale, Mohamed Morsi a été surnommé «roue de secours», étant donné qu'il avait été le second choix des Frères musulmans et avait émergé après la disqualification d'un premier candidat. Aujourd'hui, il se fait traiter de «pharaon» ou de «Moubarak barbu». Maladroit, inexpérimenté, il est en train de pousser l'Égypte dans un affrontement douloureux et inutile. Ses proches conseillers ont déjà commencé à déserter le navire.

Je peux me tromper, mais j'ai l'impression que ce troisième acte de la révolution égyptienne pourrait tourner en sa défaveur. Et qu'il devra soit céder sous la pression de la rue, soit quitter, lui aussi, un navire qui prend l'eau.