À l'âge de 5 ans, Marika Bournaki s'est mise au piano de son propre chef. À l'âge de 10 ans, elle jouait à Carnegie Hall après avoir remporté le Concours international de piano de Cincinnati. Mais aujourd'hui, à 21 ans, alors qu'elle poursuit une maîtrise à Juilliard, elle affirme qu'elle n'est pas une enfant prodige. Seulement la vedette du film Le rêve de Marika, documentaire désarmant sur le prix à payer pour devenir soliste.

Elle descend l'escalier de la maison familiale, pieds nus, un t-shirt ample sous un pantalon bouffant, avant d'enfiler une paire de Converse dépareillés à paillettes qui traînent près de la cheminée. À première vue, elle ressemble à une jeune femme de 21 ans comme les autres. Marika Bournaki aime d'ailleurs croire qu'elle n'est pas différente de ses amies des Marcellines ni de ses voisines de Westmount.

La peur d'être anormale et de passer pour un phénomène ou une nerd l'empêche parfois de voir la réalité. Et la réalité, c'est que Marika Bournaki a 15 ans de piano classique dans le corps et une décennie d'études à la prestigieuse école de Juilliard, où elle poursuit une maîtrise.

À l'âge où les petites filles jouent encore à la Barbie, elle avait déjà donné un premier concert à Carnegie Hall. À 12 ans, elle faisait l'aller-retour Montréal-New York toutes les fins de semaine (grâce à une commandite d'Aeroplan) et à 14 ans, elle vivait seule dans la Grosse Pomme.

Pour le reste, Marika Bournaki est demeurée relativement normale, comme en témoigne Le rêve de Marika, titre français du film I Am Not a Rock Star, documentaire fort et inspirant tourné sur une période de huit ans et relatant sa vie épuisante d'enfant prodige, sa rébellion adolescente, ses tensions avec son père qui dirige sa carrière, la séparation de ses parents, ses premiers amours avec son chum David Aladashvili, ses sacres et ses crises de larmes, bref, tous les hauts et les bas d'une jeune pianiste soliste en devenir.

Si jamais Marika Bournaki a déjà eu une image de petite pianiste modèle, cette image vole en éclats dans Le rêve de Marika, portrait étonnamment candide et sans complaisance de la jeune et intempestive interprète.

Assise à la grande table de la salle à manger de la maison familiale à Westmount, parlant avec effusion, Marika raconte que la caméra indiscrète de Bobbi Jo Hart ne l'a jamais intimidée: «Au départ, c'était cool d'être suivie par une caméra devant les filles des Marcellines. Par la suite, j'ai vu le film comme l'occasion de plaider pour une plus grande ouverture du monde classique. Le monde de la musique classique reste un monde fermé qui manque de transparence. On ne sait rien de ses interprètes alors que dans la culture pop, c'est le contraire. J'avais envie de contribuer à forcer l'ouverture de ce monde-là.»

Dans une scène particulièrement intense au milieu d'une chambre d'hôtel à Londres, Marika pique une crise de nerfs, traite son père de tous les noms et lui reproche d'avoir choisi l'hôtel le plus sale et minable de la ville. On s'attend à ce que le père ou la fille ordonnent à la cinéaste de couper. Il n'en est rien. «À ce moment-là, ça faisait au moins cinq ans que Bobbi me filmait. La caméra, je l'avais complètement oubliée. Une seule fois, j'ai demandé à Bobbi de couper. C'était avant un concert à la Place des Arts. J'étais dans tous mes états, j'ai engueulé mon père, j'ai claqué des portes et Bobbi a continué à filmer, mais rendue là, je m'en foutais.»

Jamais très loin de Marika, il y a son père Pierre Bournaki, un ex-violoniste qui a étudié à Juilliard, joué avec le groupe de jazz-rock Aquarelle avant de se recycler dans la finance. À l'emploi de la succursale montréalaise de la State Street Bank de Boston, il s'occupe des caisses de retraite d'institutions américaines tout en conseillant sa fille. Il affirme qu'il ne veut pas être son imprésario, qu'il ne se projette pas dans sa fille, pas plus qu'il ne la pousse à faire une carrière. «Je l'ai toujours encouragée, mais j'essaie en même temps de garder une certaine distance pour que ce soit son choix et non le mien.»

N'empêche. Pierre Bournaki croit que sa fille a l'étoffe d'une grande interprète. Marika elle, en est moins convaincue. «On a dit à tort que j'étais une prodige, affirme-t-elle. En réalité, je n'ai jamais été la plus talentueuse. J'ai dû travailler très fort à cause de mes petites mains qui étaient un obstacle en soi. Techniquement, j'ai étépoche longtemps même si j'avais une certaine maturité musicale. Dans la fable du lièvre et de la tortue, je suis sans aucun doute la tortue.»

Dans la vie comme dans le film de Bobbi Jo Hart, Marika n'est jamais très tendre envers elle-même. C'est ce qui fait son charme. Au sein du monde exagérément sérieux de la musique classique, là où la prétention fait loi et où les ego surdimensionnés mènent le bal, elle est une brise fraîche de candeur, de lucidité, d'impétuosité et de... Converse dépareillés.

Photo archives La Presse

Marika Bournaki en 2001.