Une fois, c'était une femme de théâtre, Montréalaise, mariée à un acteur et mère de deux enfants, qui a reçu une commande du gouvernement de l'Ontario. La demande semblait simple: écrire une pièce sur l'eau.

Annabel Soutar, pionnière chez nous du théâtre documentaire, a accepté la commande sans se douter qu'elle mettrait à rude épreuve ses idéaux, ses illusions et sa conciliation travail-famille. La pièce s'intitule Le partage des eaux et à l'Usine C, où elle est présentée en ce moment jusqu'au 28 novembre, on a rarement vu un spectacle aussi drôle et enjoué traiter d'un sujet aussi sérieux.

Annabel Soutar est une anomalie géographique, une aberration culturelle, une bizarrerie anthropologique et une magnifique figure d'exception qui ne confirme aucune règle. Née à Westmount, cadette d'un prospère homme d'affaires, fondateur de la firme d'investissement Pembroke Management, éduquée dans les meilleures écoles et vouée à une brillante carrière en finances, Annabel Soutar aurait dû normalement, comme tous les Anglos de sa génération, migrer dans une des grandes capitales économiques du monde.

En lieu et place, malgré son talent pour les chiffres et ses nombreux contacts à New York comme à Toronto, elle a choisi Montréal et le théâtre.

Mais attention, pas n'importe quel théâtre. Un genre très particulier et inexistant au Québec jusqu'à ce qu'elle en fasse sa marque de commerce: le théâtre documentaire, un hybride qui mêle la dramaturgie au verbatim d'entrevues menées par Annabel sur des sujets d'actualité.

Une dramaturge, une famille, un pays

Depuis 2000, année de la naissance du Théâtre Porte-Parole qu'elle a fondé avec son mari, l'acteur Alex Ivanovici, Annabel Soutar a signé plus d'une demi-douzaine de pièces, dont 2000 questions, sur le milieu de la finance, Import-Export, sur l'industrie textile et la sous-traitance en Chine, Grains, qui relate le procès de Monsanto contre un agriculteur canadien, et Sexy béton, sur l'effondrement du viaduc de la Concorde à Laval. Chaque fois, elle a délibérément traité d'histoires locales qui avaient une résonance au sein de sa communauté.

Sa nouvelle pièce, Le partage des eaux, qui est à l'affiche de l'Usine C depuis mercredi, rompt un peu avec sa démarche habituelle puisqu'elle raconte l'épopée personnelle et familiale qu'elle a vécue pendant qu'elle peinait à écrire la pièce et qu'elle était tenaillée par un dilemme à la fois intime et collectif: l'économie ou l'environnement?

Le personnage principal du Partage des eaux, c'est Annabel elle-même - interprétée par une comédienne - et sa famille, soit ses deux filles, interprétées aussi par des comédiennes, et son mari acteur qui, lui, joue son propre rôle.

Nous sommes tous concernés

Initialement, la pièce était une commande du directeur du volet culturel des Jeux panaméricains de Toronto, qui voulait une pièce sur une des plus grandes ressources naturelles du Canada: l'eau. Le metteur en scène torontois Chris Abraham a passé la commande à Annabel.

Celle-ci n'allait évidemment pas concevoir une jolie petite pièce aquatique sur l'or bleu. Prenant le prétexte de la fermeture en Ontario par le gouvernement conservateur d'un centre de recherche sur l'effet des sables bitumineux sur les lacs et les rivières, elle a construit une pièce en forme de remise en cause généralisée. Mais au lieu d'uniquement blâmer le gouvernement, elle interpelle un peu tout le monde, y compris elle-même.

C'est ce qu'elle m'explique au milieu d'un magnifique loft du boulevard Saint-Laurent. La richesse de la pièce, baignée de lumière et meublée de gros divans crème, contraste avec la pauvreté de l'ancien local de la rue Mont-Royal où nous nous étions rencontrées il y a 10 ans. Sur le coup, j'ai cru qu'Annabel avait gagné le gros lot ou hérité d'un magot. En réalité, le loft appartient à son frère qui travaille en finances à Hong Kong. Elle lui sous-loue ses bureaux et squatte parfois dans son salon. Pour le reste, Annabel Soutar ne roule pas sur l'or et elle s'en fout.

L'importance de contribuer à sa communauté

«J'ai choisi de faire du théâtre et je n'ai jamais regretté mon choix. J'ai le sentiment de contribuer à ma communauté en traitant de sujets qui la concernent. Ce sont des sujets lourds et complexes, mais je m'efforce de les humaniser ou, disons, de les mettre dans un emballage agréable et le fun, sans les dénaturer.»

Dans sa vie comme dans sa création, ce qu'Annabel Soutar redoute le plus, c'est la perte d'intérêt des citoyens pour la politique. «Pour qu'une démocratie soit saine, il faut que le peuple ait un lien avec le discours politique, qu'il s'y intéresse, qu'il l'examine et le critique, sinon, s'il laisse ça uniquement au gouvernement, le gouvernement va faire ce qu'il veut et ça ne sera pas nécessairement dans l'intérêt commun.»

La conciliation ou la révolution

Contrairement aux apparences, Annabel Soutar n'est pas une militante doctrinaire. «Moi, je suis toujours plus dans le doute que la certitude. Il y a un passage dans ma pièce où je mets en scène ma rencontre avec la militante canadienne Maude Barlow. Elle me répète mot pour mot ce qu'elle m'a dit dans la vraie vie, à savoir que face au réchauffement climatique et à ses ravages sur la planète, ce n'est pas le moment de chercher un terrain d'entente ou un consensus avec ceux qui prêchent le développement économique à tout prix. Il faut au contraire choisir son camp et se battre. Si on veut sauver la planète, il faut selon elle une révolution, et moi, je n'en suis pas convaincue.»

Des champs minés

La révolution, Annabel Soutar y croit à moitié. Parce qu'elle connaît trop bien les contradictions qui animent les sociétés occidentales, coincées entre leurs principes, leurs désirs et leurs impulsions.

«Si dans 30 ans la planète n'est plus habitable, il faut y voir tout de suite. Mais jusqu'à quel point sommes-nous capables de changer nos façons de faire? Est-on capables de prendre le virage environnemental ou est-ce que les valeurs économiques dominantes ont à ce point infiltré les champs éducatifs, scientifiques et artistiques, qu'il est déjà trop tard?»

Annabel Soutar pose cette dernière question en connaissance de cause. Pendant l'élaboration du Partage des eaux, elle a vécu un moment critique où sa pièce est passée à un cheveu d'avorter à cause d'une menace de coupe budgétaire de la part du gouvernement.

On devine que les raisons étaient plus d'ordre politique qu'économique. Annabel ne veut pas trop en parler puisqu'au final, la subvention a été maintenue et la pièce a pu prendre l'affiche pendant deux semaines au Canadian Stage de Toronto.

N'empêche. C'est la première fois que Soutar constatait qu'en tant qu'artiste, elle n'était peut-être pas aussi libre qu'elle l'imaginait. Heureusement, les choses se sont placées depuis. La version anglaise du Partage des eaux (Watershed) entreprendra une tournée pancanadienne en 2016. Au Québec, c'est Fanny Britt qui signe la version française mettant en scène quatre acteurs bilingues de la production originale et quatre acteurs francophones.

Et pendant que tout ce beau monde s'inquiète de l'avenir de la planète tous les soirs à l'Usine C, leur auteure s'empresse de terminer une nouvelle pièce qui porte sur l'affaire Fredy Villanueva et qui sera présentée à La Licorne ce printemps. Cette fois, un événement de trois minutes qui s'est soldé par la mort d'un jeune Latino de 18 ans abattu par la police lui fournit le prétexte pour parler de l'universalité de la discrimination et du racisme.

Annabel Soutar n'a peut-être pas beaucoup de certitudes, mais elle a, de toute évidence, de la suite dans les idées.