Boucar Diouf est né dans la savane africaine. Il le répète souvent. Tout le temps, en fait. Des fois à la blague et, d'autres fois, pour rappeler à son interlocuteur qu'il revient de loin. C'est le cas avec moi, aujourd'hui.

Nous sommes assis à la terrasse d'un café de Longueuil où Boucar a ses habitudes. Le soleil lui cogne en plein visage et l'aveugle par intermittence. Mais Boucar n'en a cure. S'il pouvait mettre le soleil en bouteille et s'en asperger dès que l'hiver commence à grignoter la lumière, puis à l'étouffer, il le ferait. Même après toutes ces années, la perspective d'entrer dans le tunnel de l'hiver l'emplit d'appréhension et le fait flirter avec la dépression. Il me l'avoue sans sentimentalisme ni apitoiement.

Dans mon sac repose le manuscrit du livre que Boucar publie cette semaine sous le titre Rendez à ces arbres ce qui appartient à ces arbres, un jeu de mots avec «Rendez à César»...

Après avoir souvent parlé aux arbres, Boucar a décidé de les écouter et surtout de les laisser parler... Enfin, façon de parler.

C'est le quatrième ouvrage du genre qu'il publie en un peu moins de 10 ans, un ouvrage qui mêle la poésie, le conte et la science, tout cela dans un but avoué de vulgarisation scientifique.

En 2008, il y a eu un premier essai: La Commission Boucar sur le raccommodement raisonnable, un plaidoyer contre le repli identitaire et pour l'ouverture à l'autre. Puis il y a eu Sous l'arbre à palabre où il nous a présenté son grand-père, personnage légendaire et récurent, pétri de poésie et de gros bon sens. En 2011, Boucar s'est penché sur le sort des bélugas à travers le conte écologique Le brunissement des baleines blanches, et voici qu'il porte son regard sur sa plus grande source d'inspiration: les arbres.

Le baobab comme prétexte

Enfant, il n'avait de cesse de parler aux baobabs derrière la maison familiale, une manie qui inquiétait sa mère, convaincue qu'il parlait aux esprits. Aujourd'hui, Boucar se contente d'écouter les arbres, mais aussi de les abattre... pour pouvoir publier ses livres. Faut-il y voir une contradiction?

«J'ai ajouté dans mon contrat avec les Éditions La Presse une clause d'obligation d'imprimer le livre sur du papier recyclé, m'écrit Boucar quelques heures plus tard. Il sera donc imprimé avec des arbres morts. Cela dit, le livre est aussi un conte scientifique qui ne porte pas seulement sur mon amour des arbres. Le baobab est un prétexte pour parler de la vie, de la mort, de l'exil et la solidarité entre les espèces.»

La mort, l'exil, autant de sujets qui jurent avec le soleil qui plombe sur la terrasse du café du Vieux-Longueuil. Cela fait un peu moins d'une heure que nous parlons et je n'ai toujours pas trouvé d'angle qui me permettrait de cerner ou tout simplement de montrer Boucar sous un autre jour. Pour être franche, j'aimerais faire avec Boucar ce que Boucar fait avec la vie, la biologie et la science: il nous les fait voir autrement.

Pourtant, avoir accès à cet autre Boucar n'est pas évident. D'abord, on a l'impression de tout connaître de lui. Ce n'est pas qu'une impression. Boucar a fait de sa vie et de son parcours étonnant la matière vive de ses spectacles et de plusieurs de ses émissions à la radio.

Et même si on ne connaît pas tout de lui, on en connaît plusieurs chapitres: son enfance au Sénégal, entre ses six soeurs et ses deux frères, à suer et à trimer dans les champs d'arachides et de zébus de son père polygame. Son amour pour l'école, un amour né et cultivé sous le président Senghor qui insista pour qu'il y ait des écoles partout au Sénégal, même dans les bleds les plus reculés de la savane. Sa maîtrise en biologie végétale à l'université à Dakar. Son doctorat en océanographie à Rimouski et sa découverte d'un bas du fleuve dont il tomba follement amoureux malgré le choc thermique qu'il attrapa à son premier hiver et malgré le visage grimaçant et raciste de ce proprio qui refusa de lui louer un appartement à cause de sa couleur.

On connaît aussi ses années dans l'enseignement comme chargé de cours à l'Université du Québec à Rimouski. Sa première chronique sur la biologie alimentaire à l'émission Des kiwis et des hommes, qui se mua en chronique régulière, puis en coanimation pendant six ans. Sa carrière d'humoriste entamée d'abord auprès de ses étudiants à Rimouski, puis auprès des enfants qu'il allait régulièrement visiter dans les écoles, avant de devenir un humoriste professionnel à part entière qui, cet automne et l'hiver prochain, fera la tournée d'une cinquantaine de municipalités québécoises avec même une incartade en Floride au printemps.

Et quoi encore? Ah oui, ses enfants Anthony, 8 ans, et Joellie, 4 ans, nés de son union avec Caroline Roy, qui est son agente et organisatrice en chef.

Choisir l'exil

Voilà pour le grand portrait. Pour le plus petit, car contre, j'avais beau chercher, je ne trouvais pas, jusqu'au moment où le sujet de ses six soeurs et de ses frères est arrivé sur la table. Tous à l'exception de Boucar et de son frère Wally, prof de littérature américaine à Jacksonville, sont restés au Sénégal.

Je lui ai demandé pourquoi eux étaient restés et pas lui. Pourquoi, en somme, il avait choisi l'exil. «Parce que j'avais besoin d'explorer le monde et d'être libre, de sortir des contraintes culturelles du Sénégal. C'était dans ma nature. Chaque fois que je retourne au Sénégal voir ma famille, un de mes frères, qui ne comprend pas ce que je fais, me répète qu'au lieu de faire de l'humour, considéré comme un art bâtard, je devrais trouver un bon poste à l'université. Il ne comprend pas que ça ne m'intéresse pas. Que ce n'est pas ça qui me rend heureux», dit-il sans amertume ni regret.

L'indifférence familiale

Puis il me raconte qu'en 2013, lors des premiers Trophées francophones du cinéma, il a été invité à animer la soirée de gala retransmise sur TV5. Or, comme la soirée se déroulait à Dakar, pour une fois, il avait l'occasion de montrer à sa famille qu'il n'était pas juste un clown de caste inférieure.

«J'ai invité toute ma famille à la soirée pour qu'elle voie ce dont j'étais capable. Mais personne n'est venu. Personne. J'ai trouvé ça triste, ouais, c'était triste, mais j'ai compris aussi que ce n'était pas leur monde et qu'en fin de compte, ce n'était pas si grave que ça.»

Pas si grave, l'indifférence d'une famille? Il faut vraiment être né dans la savane africaine pour penser ainsi.

Le 26 mai dernier, Boucar a fêté ses 50 ans et pris conscience qu'il avait vécu exactement le même nombre d'années - 25 - au Sénégal qu'au Québec. Après tant d'années dans un autre pays que son pays natal, on se sent comment? Toujours en exil? Déraciné? Réenraciné?

«Comme mes racines africaines sont encore bien vivantes et profondes en moi, je ne peux pas dire que je suis un déraciné qui s'est réenraciné au Québec, m'écrira-t-il plus tard. Je me définis donc comme une branche de baobab qui s'est greffée à un érable du Québec. Une belle façon de multiplier mes appartenances et d'être le trait d'union qui unit l'Afrique et le Québec dans le mot "Afro-Québécois".»

Boucar est effectivement un trait d'union entre les vieilles souches d'ici et les jeunes pousses venues d'ailleurs. Mais il est surtout un prof de biologie avec une mission: «Moi, ce qui m'intéresse, ce n'est pas d'être un bon scientifique. C'est d'être un bon vulgarisateur. C'est de trouver le moyen de faire un trou dans la forêt impénétrable de la science pour que les gens y voient un peu plus clair.»

Quelle belle façon de résumer l'oeuvre d'une vie.

Pour une fois, Boucar n'ajoute pas qu'il est né dans la savane africaine. Et c'est tant mieux parce que l'important, à ce point-ci de l'histoire, ce n'est pas qu'il soit né dans la savane, mais qu'il en soit sorti.