Foglia l'insolent, essai biographique de Marc-François Bernier, s'inspire en grande partie des textes du célèbre chroniqueur de La Presse. En plus d'en faire la critique, nous avons profité de la sortie de ce livre pour demander à six chroniqueurs - Yves Boisvert, Michèle Ouimet, Rima Elkouri, Philippe Cantin, Patrick Lagacé et Nathalie Petrowski - de nous parler du style Foglia.

Le rien de tout

Yves Boisvert

Il y a eu de belles plumes, c'est sûr. Il y a eu de grands reporters, de superbes stylistes. Mais de combien de journalistes au Québec peut-on dire qu'ils ont inventé un style? Je ne vois que Foglia.

Comment choisir dans ce qu'il faut bien appeler une oeuvre? Parce que ça aussi, c'est tout à fait extravagant dans notre métier: écrire des textes fulgurants qui traversent le temps. Est-ce que j'ai dit «notre métier» ? Mes excuses. Pierre, c'est une planète à lui tout seul. (Mais c'est peut-être une sorte de soleil, la preuve: ça fait mal aux yeux tellement c'est bon, c'est pour ça que des fois je le lis plus tard.)

Je pourrais citer des grandes séries, la guerre civile au Liban, les thérapies du Nouvel Âge, ce texte sur ce petit gars qui avait foncé dans un mur avec sa moto le jour de la fête des Mères, la mort de Bob, j'ai tout lu depuis que j'ai 15 ans. Je devrais ajouter que s'il a utilisé le «je» plus que quiconque, c'était le je le moins narcissique qu'on ait rencontré. C'était le je témoin du monde.

Pourtant, c'est des riens qui me reviennent. C'est épouvantablement difficile, écrire sur rien. Donner à voir «le rien de tout», ça n'est donné qu'aux écrivains. Une route de campagne. Trois perdreaux qui tournent autour de leur mère qui vient d'être écrasée par une voiture. Ton vieux père en Italie, qui mangeait son citron chaque jour. Toi qui pleures comme un bébé devant Hicham El Guerrouj. La vie, mon vieux, te dit merci de l'avoir si bien archivée.

La vie, mon vieux

Michèle Ouimet

Choisir une chronique de Pierre? Impossible, je les ai presque toutes aimées. Je les lisais le matin dans un silence recueilli quand le sujet était grave, dans un silence scandalisé quand il dénonçait une injustice, dans un silence amusé quand il parlait de la vie, mon vieux. La vie des petits riens: ses chats, ses balades à vélo, ses coups de gueule. Mais ce que j'aimais le plus, c'était la force de son écriture, la puissance des mots qu'il choisissait sûrement avec un soin maniaque. Il aurait pu parler du Basutoland, je l'aurais lu avec la même fascination.

J'aimais son impertinence. Dans une chronique assassine, il avait traité Michèle Richard de lasagne, de toaster, de tondeuse à gazon et de nageuse est-allemande déguisée en camion de pompiers. Elle avait exigé des excuses. Ce qu'il avait fait en s'excusant auprès des lasagnes, des nageuses est-allemandes et des camions de pompiers.

Parfois, je pestais contre lui. Je n'aimais pas ses chroniques sur les femmes. Je trouvais qu'il ne comprenait rien aux femmes. Je le lisais même si le pouvoir de ses mots me dérangeait.

Il est parti comme un voleur, sans dire au revoir à personne, lui qui avait pourtant passé plus de la moitié de sa vie à La Presse. Je lui en ai voulu. Aujourd'hui, je m'ennuie de Foglia. Anyway.

Des images pour vivre

Rima Elkouri

Ça s'appelle Des photos pour mourir. Une chronique qui se lit à voix haute comme un poème.

On croit la lire. Mais c'est elle qui nous lit. Elle déchiffre au scalpel un paysage intérieur.

C'est le contraire d'un égoportrait vulgaire fait avec une perche. La différence entre le cliché et l'image. Entre ce qui est usé à la corde et ce qu'on a du mal à nommer. Tout ça en n'ayant l'air de rien. Comme si ce n'était qu'un dessin d'enfant. Simple, beau, émouvant.

Une écriture comme une corde tendue. Pas de fla-fla. Pas d'esbroufe. Du rythme. Des images.

«Une route, des champs, des arbres, un ciel.»

Si on lit trop vite, on passe à côté. On ne voit rien.

Des photos pour mourir? Non. Des images pour vivre, si vous voulez mon avis. Celles d'un poète.

C'est une chronique qui me laisse les yeux embués. Une chronique, comme tant d'autres, qui me rappelle à quel point il me manque, il nous manque.

Allez, Pierre. Tu ne peux pas partir comme ça. Reviens.

Le journaliste

Philippe Cantin

Foglia? Bien sûr, il faut évoquer la magie de son style, saluer son talent d'écrivain et admirer son audace dans la construction de ses chroniques.

Mais pour exploiter au mieux ces atouts, un témoin du quotidien comme lui doit, d'abord et avant tout, être un formidable journaliste.

Son oeuvre (oui, oui, Pierre, c'est le bon mot) couvre un large spectre de notre vie collective. Il maîtrise son sujet, qu'il s'agisse de sport, d'art, de politique ou d'affaires sociales. Non, il ne possède pas la science infuse. Mais sa préparation et sa curiosité sont hors du commun. Il est intrigué par les gens, leurs motivations, leur parcours.

C'est cela, au fond, être journaliste: écouter avant de raconter, fouiller avant d'applaudir ou de dénoncer, observer avant de faire rire ou pleurer. Tenez, aux Jeux olympiques, Pierre préfère s'installer dans un appartement du centre-ville plutôt qu'au village des médias. Parce qu'il sait qu'en côtoyant les citoyens locaux, ses chroniques seront plus riches.

C'est aussi ça, le style.

Un peu de sucre

Patrick Lagacé

J'avais 18 ou 19 ans et j'entrais dans l'âge adulte. Je n'avais pas grandi dans une famille où les idées dominaient les discussions. Ce n'était pas un désert culturel, mais ce n'était pas le Jardin botanique non plus. Lire Foglia, c'était me frotter aux idées, surtout celles reçues, c'était me poser des questions sur des choses que je croyais acquises. C'était affiner un des trois ingrédients du bonheur, selon lui: la curiosité.

Le «style» Foglia, ce style qui a fait sa renommée, c'était en quelque sorte le miel qui nous faisait avaler le gruau des idées contenues dans ses papiers. Les idées, c'est toujours un peu rebutant, sans un peu de sucre.

La chronique que j'ai choisie, Une scie mécanique toute neuve, est le point final à sa série sur une histoire horrible d'enfants utilisés comme jouets sexuels dans un village de la Côte-Nord. Ce n'est pas forcément ma chronique préférée, mais elle incarne le Foglia que je préfère: le penseur s'efface derrière le raconteur. L'un sert le propos de l'autre. Et vice-versa.

Et ton style...

Nathalie Petrowski

Foglia, si t'étais à ma place, tu dirais quoi de ton style? Hein? Laisse-moi deviner: tu ferais ton modeste et tu dirais que le style, ça t'emmerde, que le style, c'est pour les stylistes, ces efféminés de la prose qui font des manières et des effets de toge pour masquer le fait qu'ils n'ont rien à dire.

Mais dans le fond, tu le sais que du style, tu en as comme personne. Un style faussement familier mais d'une précision et d'une efficacité foudroyantes, une façon d'encapsuler les mots, de les tordre et de les travailler au corps pour que jaillisse d'un adjectif, d'un adverbe un monde inattendu, rond et plein de sens.

Je sais que ton style ne te venait pas facilement. En apparence, il coulait de source. En réalité, tu bûchais comme un forcené sur tes textes, à la façon non pas d'un orfèvre, mais du typographe entêté que tu as déjà été. Du style, du vrai, Foglia, tu en as toujours eu, même quand tu mentais, et encore davantage quand tu jurais ne pas être un écrivain.