Y avait-il lieu de craindre le mauvais casting d'un pianiste usé, mais dont la réputation fait vendre des billets? Fallait-il s'attendre à la reconstruction informe de sa gloire et de son savoir passés? À la perte en direct de ses moyens? Pour le premier de trois concerts consécutifs donnés au Gesù en autant de soirs, Abdullah Ibrahim a éclipsé jeudi toutes ces appréhensions.

Seul au piano pendant une heure et quart, l'octogénaire a joué comme doivent le faire les grands musiciens au crépuscule de leur existence: à la vigueur, la puissance, la rapidité, la vivacité, il a préféré la délicatesse mélodique, la sagesse harmonique, la grâce du mouvement lent exécuté par ces vieux sages qu'on admire tant. Comme si le jeu devenait une sorte de tai-chi du clavier, l'occasion de disséquer le geste et d'en savourer la perfection.

Le pianiste sud-africain, il faut le rappeler, n'a jamais été un monstre de technique. Il a imposé le respect pour son immense musicalité, sa profondeur mélodico-harmonique, sa faculté de saisir l'émotion du moment et d'en être le médium pianistique. Pour ses facultés de créateur ici et maintenant. À son grand âge, il n'a qu'à adoucir ses propositions tout en maintenant alerte son esprit d'improvisateur. Et puisqu'Abdullah Ibrahim est un superbe conteur de sons et qu'il a toute sa tête, on n'a qu'à savourer son art, assagi et encore pertinent.

La musique religieuse chrétienne (gospel) et les patrimoines ancestraux de sa contrée natale (zoulu, shangaan, xhosa)  furent sa porte d'entrée au jazz et au blues afro-américains dont il a saisi l'esprit très jeune et contribué à en façonner une magnifique variante d'Afrique australe. Six décennies ont passé, Abdullah Ibrahim est depuis longtemps une figure emblématique de l'Afrique moderne, mais aussi un pionnier ayant amorcé cette transition entre musique populaire et musiques savantes. Parmi les premiers musiciens éduqués à l'occidentale, il a vécu l'exil en Europe et en Amérique, il a joué avec de grands musiciens africains, américains, européens, combattu l'apartheid et en a célébré la chute.

Tout ça rejaillit dans sa musique. Simple, épurée, légèrement rocailleuse, assortie d'effets percussifs et de judicieuses dissonances. À 80 ans, Abdullah Ibrahim est un homme encore inspiré.