Avec le dépôt dans les prochains jours d'un projet de loi sur l'aide médicale à mourir, le québec emprunte un sentier tracé par la belgique, où on a légalisé l'euthanasie il y a dix ans. Depuis, le docteur Luc Sauveur, médecin au centre hospitalier de namur, a procédé à une centaine d'euthanasies. La Presse l'a suivi, jusqu'à l'injection ultime.

Sur le rebord de la fenêtre, il y a des jonquilles en pot. C'est la saison. Dehors, les bourgeons deviennent feuilles et le soleil brille. C'est cette journée de printemps, vivante et éclatante, que Jacques Mertens a choisie pour mourir.

Le vieil homme de 88 ans a revêtu une élégante chemise grise, un pantalon marron. Il est allongé dans son lit d'hôpital. Sa fille Dominique est assise à ses côtés. Sur la petite table, près de son lit, il y a une bouteille de rouge entamée, quelques verres.

Une dizaine de personnes sont dans la chambre, des membres de la famille ou du personnel soignant, émus aux larmes. Les yeux de Jacques Mertens rient. Le vieil homme fait une blague sur son mauvais caractère. «Je confirme!», s'exclame sa fille, prise entre le rire et les larmes.

«Je suis content de t'avoir connue», dit le père à sa fille. Dominique Mertens étreint longuement son père. «Ensemble», murmure-t-elle.

«Vous êtes prêt?»

Quand le patient acquiesce, le Dr Luc Sauveur injecte le contenu d'une première seringue dans le soluté du vieil homme. Ses yeux se ferment à demi. Le sédatif l'endort rapidement. Puis, c'est la seconde seringue. Du thiopental. Un produit utilisé pour les anesthésies, qu'on emploie ici à dose massive, et sans ventilation, puisque le but est de stopper la respiration.

Le vieil homme a les yeux maintenant totalement clos. Il laisse échapper un râle, un spasme le secoue. «Il souffre?», S'inquiète Dominique. «Non. Il dort», répond le Dr Sauveur.

Comme c'est parfois le cas, il faudra le contenu d'une troisième seringue - du curare, qui paralyse tous les muscles du corps - pour que la respiration de Jacques Mertens s'arrête définitivement. Le passage de la vie à la mort est presque imperceptible.

Puis, ses traits se figent.

Il est mort.

Toute l'opération a pris moins de trois minutes.

En 2002, la belgique a légalisé l'euthanasie. Mais, dans les faits, peu de médecins acceptent d'en pratiquer. Le Dr Sauveur, 60 ans, chef d'une petite équipe mobile de soins palliatifs à l'hôpital de Namur, est l'un d'eux. Depuis dix ans, le médecin a pratiqué une centaine d'euthanasies.

Une infime minorité des patients qu'il suit, à l'hôpital et à domicile, dans la grande région de Namur, réclament une telle fin de vie, dit-il. «Moins de 1%.»

Que ressent-on au moment d'appuyer sur le piston de ces trois seringues? «Intellectuellement, je finalise une demande qui me semble juste. Émotionnellement, c'est toujours aussi difficile parce qu'il y a là-dedans quelque chose de violent. Et on n'est pas programmés pour ça.»

«Quand je fais une euthanasie, je n'ai pas l'impression que je fais le mal. Je n'ai pas non plus l'impression que je fais le bien. L'euthanasie, c'est un moindre mal.»

LE CHOC

28 mai 2003

Chambre 326, unité de neurologie.

Pietro di Bari fixe la caméra. Vêtu de sa jaquette d'hôpital bleue, il est assis dans son lit, soutenu par ses soeurs. L'homme a 40 ans. Un accident de voiture l'a laissé tétraplégique. Le message qu'il livre à la caméra qui l'enregistre est limpide: il veut mourir.

«On doit me gratter le derrière pour aller à la toilette. On doit me tenir pour que je sois assis. J'ai des souffrances 24 heures sur 24. Je suis arrivé à un point où ça n'est plus possible, dit-il. Je vous regarde dans les yeux et je vous demande l'euthanasie.»

Il y a dix ans, Pietro di Bari a enregistré cette vidéo pour protéger le Dr Luc Sauveur d'éventuelles poursuites. On en était aux balbutiements, en Belgique, sur la fin de vie: la loi autorisant l'euthanasie avait été adoptée il y a tout juste un an.

Pietro di Bari a été le premier cas d'euthanasie du Dr Sauveur. Et quand il en parle, les sanglots sont encore irrépressibles.

«On est arrivés au jour de l'euthanasie, qui a été un des pires jours de ma vie. Pourquoi? Parce que ça a été terrible. J'avais établi une telle relation avec lui: ça a été une horreur, raconte le médecin, à travers ses larmes. Il m'a fallu six mois pour retomber sur mes pattes. J'ai pensé que j'allais perdre la raison. C'était la première fois que je donnais la mort à quelqu'un».

Quand Luc Sauveur est entré pour la première fois dans la chambre de Pietro di Bari, il n'avait aucune idée du désir profond de ce malade. «Il m'a dit: c'est vous le spécialiste de l'euthanasie? J'ai été renversé.»

À force de discuter avec Pietro di Bari, ancien mannequin, séducteur impénitent, maintenant confiné au lit d'hôpital, Luc Sauveur a fini par se laisser ébranler. Ce patient voulait bel et bien mourir. Soit il accédait à sa demande, soit il l'abandonnait. «Et ça, je ne pouvais pas.»

Le médecin s'est ensuite battu pendant plusieurs mois pour que les volontés de ce malade difficile, qui avait fait tourner en bourrique plusieurs équipes médicales, soient prises en compte. Son équipe était contre. Une partie de la famille était contre. À la fin, le médecin avait fini par rallier presque tout le monde.

Y compris lui-même.

Pietro di Bari a été euthanasié le 28 mai 2003, jour anniversaire de l'adoption de la loi sur l'euthanasie. Dix ans plus tard, quand le médecin regarde la vidéo enregistrée 20 minutes à peine avant l'injection fatale, il pleure encore.

«Docteur Sauveur, dit Pietro di Bari en fixant la caméra avec un grand sourire, tu es la dernière perle d'amitié que j'ai eue. Je t'aime beaucoup. J'espère qu'on va se revoir bientôt parce que des amis comme toi, c'est rare.»

LE MALAISE

22 avril 2013

Poste de garde, unité de gériatrie

Jacques Mertens est mort il y a à peine un quart d'heure. L'équipe des infirmiers est réunie au poste de garde, derrière des portes closes. Ils absorbent le choc d'un nouveau décès, provoqué celui-là, dans leur unité.

«On est tous un peu en souffrance par rapport à ce qui s'est passé à l'unité depuis janvier», dit le chef infirmier, la tête basse. Assises autour de la table, les infirmières du service de gériatrie semblent assommées. Le Dr Sauveur les regarde en silence. «C'est dur, je sais. Et il faut continuer, reprendre le collier. Mais si vous avez besoin d'un coup de main, de support, n'hésitez pas.»

Les membres du personnel hospitalier ne sont pas tous à l'aise avec les euthanasies. «Quand il y a une euthanasie, le chef de service donne congé aux infirmières qui ne veulent pas être présentes», explique Nelly Bériaux, infirmière dans l'équipe du Dr Sauveur.

René Brouns, coéquipier de Nelly, était lui-même contre l'euthanasie lors du débat sur la loi de 2002. «Je suis un peu schizophrène parce que j'accompagne des malades en soins palliatifs et je vis dans un pays où la loi a été votée. Alors, je me suis fait une raison.»

LE DOUTE

21 avril 2013

Chambre 17, unité de gériatrie

Le Dr Luc Sauveur tient la main de Jacques Mertens pour s'assurer une nouvelle fois de la réponse à une question grave: le vieil homme veut-il réellement mourir demain?

Par moments, M. Mertens est parfaitement clair. «Je ne veux pas mener de vie. Je ne veux plus mener de vie. Ça ne m'intéresse pas. Absolument pas.»

Mais à d'autres instants, l'ancien topographe semble plutôt s'inquiéter de la charge qu'il représenterait s'il restait en vie.

«Je t'ai dit que je suis toujours là pour prendre soin de toi, lui dit sa fille Dominique, mais dans certaines limites.»

Dominique doit aussi prendre soin de sa mère âgée et de sa soeur trisomique. Pendant des années, ses contacts avec ce père froid et cassant ont été minimaux. Jacques Mertens et sa fille ont renoué au cours de cette dernière année. «On n'a pas renoué, on a noué», corrige la femme avec un sourire triste.

Le Dr Sauveur sort de la chambre avec un doute.

Il faut dire que le dossier est complexe. Jacques Mertens envisage la mort depuis longtemps. Déjà en 1988, bien avant que la loi belge n'autorise l'euthanasie, il avait inscrit cette demande dans un document, advenant la possibilité d'une dégradation physique ou cognitive.

Or, ce moment est arrivé. Il y a un an, l'homme a reçu un diagnostic de démence. Il refuse la déchéance qui viendra. En janvier, il a refait sa demande d'euthanasie, par écrit.

«On a tout fait pour que monsieur puisse se réinscrire dans la vie, dit la psychologue Marie Gillet, qui a suivi le patient et sa famille. Ça a marché pendant un temps.» Puis, le vieil homme est revenu avec sa demande. Avec obstination, il a convaincu les soignants un à un.

Pour Marie Gillet, «être euthanasié, c'était sa manière de rester lui-même jusqu'au bout.»

LA CERTITUDE

22 avril 2013

Chambre 17, unité de gériatrie

Luc Sauveur est debout, à côté du lit de Jacques Mertens. Le vieil homme a revêtu une élégante chemise grise, un pantalon marron. Le médecin se tire une chaise. Il a besoin de parler avec le vieil homme. Il a besoin d'être sûr.

«C'est mon père qui devait prendre la décision. Il pouvait tout annuler. Reporter à plus tard. Et finalement, il a très clairement dit qu'il voulait en finir avec la vie. Il était d'une lucidité hallucinante», raconte Dominique Mertens, un peu plus tard.

Après ces paroles, Luc Sauveur est sorti de la chambre. Il a laissé le vieil homme profiter des derniers moments avec sa famille. Il est allé préparer trois seringues de médicaments. Dormicum, le sédatif. Thiopental, le barbiturique. Et curare, dans la dernière. Il les a glissées dans la poche de son sarrau.

Puis, il est entré dans la chambre inondée de soleil.

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L'ABC de l'euthanasie en Belgique

Pour pouvoir obtenir l'euthanasie en Belgique, il faut :

1. être majeur ;

2. être apte ;

3. souffrir d'une maladie incurable ;

4. être affligé de souffrances « constantes, insupportables et inapaisables », qu'elles soient physiques ou psychologiques ;

5. formuler sa demande de façon répétée et rédiger soi-même la demande d'euthanasie ;

6. si la maladie n'entraîne pas la mort à brève échéance, deux médecins doivent avoir certifié l'état du patient. Un minimum d'un mois doit s'écouler entre la première demande et l'euthanasie ;

7. certains médecins exigent que l'entourage du patient soit au courant de la procédure ;

8. un patient inconscient, atteint d'une pathologie grave, incurable et dont les effets sont irréversibles, peut aussi être euthanasié s'il a rempli une déclaration anticipée relative à l'euthanasie moins de cinq ans auparavant ;

9. la Commission fédérale de contrôle sur l'euthanasie révise chacun des cas et peut demander des précisions aux médecins. Si les balises n'ont pas été respectées, le médecin pourrait être poursuivi. Aucune poursuite n'a été intentée en 10 ans.

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Chiffres

80 % FLANDRE : La majorité des euthanasies ont lieu en Flandre, la partie néerlandaise de la Belgique, qui compte pour 60% de la population belge.

20 % WALLONIE: Un cinquième des euthanasies a lieu dans la partie francophone du pays, qui compte pour 40% de la population belge.