L'arrestation d'une personne est toujours douloureuse pour ses proches. L'équilibre de la famille est compromis. L'insécurité financière menace. La dépression est un risque bien réel. Et l'aide à ces victimes collatérales du crime reste, malheureusement, encore trop rare.

Il était 14 h. Une collègue s'est approchée de Nathalie*. «Ça n'a pas de sens, lui a-t-elle dit. As-tu vu, l'internet?»

Nathalie est allée consulter le site d'actualités dont sa collègue lui parlait. Sur une vidéo, elle a vu son amoureux depuis 14 ans, Francis*, sortir du palais de justice, menottes aux poignets et chaînes aux pieds. Du coup, elle a appris qu'il faisait face à une accusation de meurtre. Nathalie ne pouvait y croire. «Dans ma tête, ça ne se pouvait pas qu'il soit accusé. Il n'a jamais frappé personne, n'a aucune malice, aucun antécédent judiciaire.»

En soirée, Francis l'a appelée du centre de détention. En pleurant, il lui a dit qu'il n'avait jamais battu personne. «Je lui ai demandé ce qui s'était passé, raconte Nathalie. Il m'a dit qu'il ne pouvait pas me parler au téléphone parce que les conversations étaient enregistrées et que l'avocat lui avait suggéré de ne rien dire.»

Cette journée a été le début d'une longue et pénible période pour Nathalie, qui n'a jamais eu affaire, ni de près ni de loin, avec la justice. Une période où elle a beaucoup souffert et où elle a dû se battre pour avoir des réponses à ses questions.

«Les familles se retrouvent souvent dans une zone de non-réponse partout, pendant parfois plusieurs mois », souligne Ellie Saint-Amour, travailleuse sociale au centre Le Passage, un organisme de Québec qui vient en aide aux proches de personnes dépendantes ou qui ont eu des ennuis avec la justice.

Pourtant, elles vivent des conséquences souvent dévastatrices. Nathalie a dû annuler à fort coût l'offre d'achat qu'elle avait faite sur la maison qu'elle avait choisie avec Francis. Elle a mis de côté ses projets de mariage et de bébé. Et elle a lutté pour ne pas sombrer dans la dépression. «Les familles de détenus n'ont rien demandé, mais elles vivent souvent une sorte de sentence en même temps que leur proche», résume Amélie Tremblay, coordonnatrice et intervenante à l'organisme Relais famille, à Montréal.

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Malgré le stress et l'inquiétude, Nathalie a choisi de continuer à travailler pour ne pas rester seule. Ses amies l'ont soutenue, mais elle n'allait pas bien.

«J'étais au bout du rouleau, je ne savais plus quoi penser. Ma santé mentale n'allait pas bien. Au travail, je n'étais plus concentrée», dit-elle. Elle se rendait à l'évidence que Francis était impliqué dans l'histoire, mais elle ignorait de quelle manière. Elle souhaitait de tout coeur aller le voir en prison, mais on lui en refusait le droit. Seuls les conjointes qui la même adresse ou qui ont un enfant avec les détenus ont un droit de visite dans les établissements de détention provinciaux.

Les mois ont passé. Au téléphone, Francis a annoncé à Nathalie qu'il allait plaider coupable à une accusation réduite à la suite d'une entente avec la Couronne. Il s'attendait à purger quelques années de prison tout au plus.

« J'ai ressenti beaucoup de colère de ne pas savoir ce qui se passait, dit-elle. Ça fait 14 ans que je partage sa vie, mais personne ne me dit rien. On me dit seulement de ne pas le laisser tomber.»

Sept mois après l'arrestation de Francis, Nathalie a écrit au directeur de la prison pour lui demander la permission spéciale de le visiter, qui lui a été accordée. Séparés par une vitre, les amoureux ont pleuré. Puis, Nathalie a regardé Francis dans les yeux et lui a demandé ce qu'il avait fait. En quelques gestes, il lui a mimé son implication, indirecte, dans le crime.

«À partir de là, j'ai pu faire la paix avec les mois d'enfer que je venais de passer, raconte Nathalie, qui en a longtemps voulu à son amoureux. Je l'ai vu dans ses yeux. Oui, il me disait la vérité.»

Lorsque Francis recevra sa peine, il sera vraisemblablement transféré dans un pénitencier fédéral, où Nathalie pourra lui rendre visite.

«Le règlement des visites dans les établissements provinciaux me dépasse, dit Ellie Saint- Amour, du centre Le Passage. Les liens affectifs font aussi partie du processus de réhabilitation.»

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Rébecca* était enceinte de six mois lorsque son conjoint s'est fait arrêter à Montréal pour vol qualifié. Elle savait qu'il avait déjà fait de la prison lorsqu'elle a décidé de fonder une famille avec lui.

Le choc a quand même été dur.

Son conjoint a écopé de deux ans de prison. «Il n'a pas pu assister à l'accouchement ni rien», dit Rébecca. Elle lui a présenté leur garçon pour la première fois lors d'une visite en prison.

Leur fils avait un an et demi quand il est sorti de prison. Le couple s'est installé dans la région de Québec, où vit la famille de Rébecca. Ils se sont mariés.

«Pendant quelques années, il a fait beaucoup de démarches pour améliorer sa vie, dit Rébecca, mais son modèle, c'est la prison et la criminalité. Pour s'en sortir, il faut faire un travail sur soi.»

Leur bonheur n'a duré que quatre ans. Son mari s'est fait arrêter de nouveau, cette fois pour une affaire de voies de fait. Rébecca et son fils étaient là quand les policiers l'ont embarqué.

Cette fois, elle l'a très mal pris. «Ç'a été de la colère, de la tristesse, raconte-t-elle. Ce qui est triste, c'est que ce n'était pas suffisant pour lui d'avoir un enfant, une femme et de la sécurité. Ça ne l'a pas protégé de ça.» Rébecca a remis son couple en question, comme le font plusieurs conjointes de détenus. Six ans après le mariage, près de la moitié des hommes qui ont été incarcérés ont divorcé, selon une étude de l'Université Princeton publiée en 2004.

Elle a finalement décidé de lui donner une dernièrechance, parce qu'elle l'aime et qu'il est un bon père. «Mais l'entourage ne peut pas en prendre indéfiniment, dit-elle. Mon enfant l'a vécu et il en souffre. Comme mère, j'ai à le protéger.»

Les premiers temps, son fils lui a posé beaucoup de questions. «Sans lui donner les détails, je lui ai expliqué que son père avait fait une erreur et qu'il devait partir un temps pour réfléchir à ce qu'il a fait. Je lui ai expliqué avec des mots qu'il comprend.»

Son fils lui demandait souvent quand il reverrait son père. « Comme les enfants n'ont pas tellement la notion du temps, tu ne peux pas lui répondre en nombre de semaines ou de dodos, dit Rébecca. Je le réconfortais.»

Aujourd'hui, Rébecca s'efforce d'offrir à son fils la meilleure qualité de vie possible. Tout se passe bien, à l'école comme à la maison. Il parle souvent à son père et va le voir deux fois par année, lors des rencontres familiales.

«Les enfants vivent cette épreuve de façon très intense, dit Amélie Tremblay, de Relais famille. Les plus petits vont avoir des problèmes d'appétit ou de sommeil, des maux de ventre. Plus vieux, ils ont des problèmes de concentration, d'agressivité. Des études démontrent que, à l'adolescence, ils risquent davantage d'avoir des relations avec des activités criminelles.»

De son côté, Rébecca a décidé de retourner aux études. «J'espère qu'il ne retournera pas en prison mais, si c'est le cas, je dois être indépendante, ditelle. D'une certaine façon, je ne peux plus compter sur lui.»

Depuis que son mari est incarcéré, elle est serrée financièrement. Sa famille, qui la soutient depuis le début, l'aide autant qu'elle le peut, en achetant l'habit de neige du petit, par exemple.

Les familles de détenus vivent souvent de l'insécurité financière, selon Amélie Tremblay. «Elles se retrouvent avec un seul salaire ou sans salaire du tout, dit-elle. Et les allocations familiales ne peuvent être ajustées que l'année suivante.»

Elles peuvent demander de l'aide alimentaire, mais il n'y a pas de service de soutien particulier.

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Mère seule de 43 ans, Claire* boucle ses fins de mois de justesse elle aussi. Son fils de 21 ans purge une peine de trois ans de prison pour vol qualifié.

Lorsque son fils a eu 10 ans, Claire, qui était enseignante, a dû arrêter de travailler pour s'occuper de lui à temps plein. Suivi en psychiatrie depuis son plus jeune âge, il avait de graves problèmes de comportement. «Honnêtement, dit-elle, je ne pouvais faire autrement. On m'appelait au travail pour que je vienne le chercher.»

Lorsque son fils a eu 15 ans, elle s'est résolue à le confier à la DPJ. Atteint d'un grave trouble de l'attention et du syndrome de Gilles de la Tourette, il était devenu incontrôlable. À cela s'ajoutaient ses problèmes de consommation de drogue.

«Je me suis toujours sentie très impuissante, dit-elle. Quand il a eu 18 ans, c'est devenu encore pire.» À l'âge adulte, son fils a continué à commettre des délits. Cette fois, c'est en prison qu'il a abouti.

Un jour, Claire a appelé à la prison avant d'aller le visiter. On lui a dit qu'elle ne pouvait venirparce que son fils avait été placé dans une «cellule sèche» après avoir tout cassé dans la sienne.

«Il n'avait pas de vêtements, seulement un lit, et pas de toilettes, raconte-t-elle. Il faisait ses besoins dans une grille, par terre.»

Claire a paniqué. En larmes, elle a foncé au CLSC pour demander du soutien. «J'avais l'impression qu'on me traversait le coeur, dit-elle. C'est à l'hôpital qu'il aurait dû être, pas dans une cellule sèche.»

Claire parle très peu de son fils à son entourage. Au travail, elle n'aborde pas du tout le sujet. Lorsqu'elle doit régler des affaires de son fils, qui peine à s'en occuper lui-même, elle s'éloigne avec son cellulaire pour que personne ne l'entende.

Elle craint le jugement des autres, qu'elle subit depuis des années. La sortie publique de Guy Lafleur, dont le fils est atteint du syndrome de Gilles de la Tourette, lui a fait beaucoup de bien.

«Il disait que sa femme s'était vraiment donnée pour son fils, se souvient Claire. Je l'ai élevé seule, et je me suis vraiment donnée aussi.»

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Au CLSC, Claire a été dirigée vers un organisme qui s'occupe des familles de détenus. Nathalie et Rébecca ont aussi demandé du soutien à un organisme, mais elles l'ont trouvé ellesmêmes en cherchant sur l'internet.

Les quelques centres d'aide qui soutiennent les familles de détenus manquent de visibilité. «J'aimerais que les avocats et que le personnel carcéral offrent dès le départ une liste de ressources aux personnes en crise, mais c'est loin d'être fait », dit Ellie Saint-Amour, du centre Le Passage. Relais famille et Le Passage fonctionnent avec un minimum d'effectifs et doivent souvent courir après le financement. Relais famille a même dû fermer ses portes de 2010 à 2012, faute de moyens.

«On ne traite pas directement la toxicomanie et la santé mentale, explique Mme Saint-Amour. On est dans une faille. C'est donc plus difficile d'avoir du financement.»

Elle souligne que le champ d'expertise de l'organisme demeure tabou. «Souvent, les familles sont traitées comme si elles faisaient partie du crime », se désole-t-elle.

Selon l'avocat criminaliste Richard Dubé, le système pourrait offrir des ressources aux familles qui dépendent des accusés, «ne serait-ce que pour les enfants au bout de la chaîne». «Ce sont des gens qui ne sont responsables de rien et qui subissent le fait d'autrui, dit-il. Ils vivent quelque chose de traumatisant, mais ils ne sont pas du bon bord de la clôture.»

* Les prénoms ont été changés.