Plusieurs dizaines de producteurs agricoles de la région de Vaudreuil-Soulanges sont aux abois depuis septembre dernier. Afin de créer «le plus grand pôle logistique au Québec», la MRC de l'endroit a concocté un plan qui lui permettrait de constituer une réserve de terrains de 500 hectares (ou cinq kilomètres carrés), à même la zone agricole protégée, dans la municipalité de Les Cèdres. En campagne électorale, les libéraux avaient promis d'investir 500 millions dans ce projet. La région de Vaudreuil-Soulanges a-t-elle vu trop gros?

Des fermiers de la municipalité de Les Cèdres, à l'ouest de l'île de Montréal, craignent de voir leurs terres expropriées au profit d'un vaste parc industriel de plusieurs centaines d'hectares qui deviendrait une plaque tournante du transport de marchandises.

«La première idée qui m'est venu en tête, c'est Mirabel. Je le sais que c'est pas aussi grand, mais c'est la même chose que tu vis. Mes parents, qui ont passé 70 ans, m'ont dit qu'ils avaient pensé la même chose», dit Michel Proulx, producteur laitier de Les Cèdres, à l'ouest de l'île de Montréal.

La municipalité régionale de comté (MRC) de Vaudreuil-Soulanges demande au gouvernement du Québec de modifier par décret le zonage d'environ 500 hectares de terres agricoles, afin de créer un vaste «pôle logistique national» dans la petite municipalité de Les Cèdres.

Une dizaine de fermes situées principalement sur le chemin Saint-Féréol, dans cette municipalité de 6600 habitants, seraient amputées d'une partie ou de la quasi-totalité de leurs terres, afin de constituer une base territoriale pour le développement à long terme du superpôle logistique dont rêvent les élus et gens d'affaires de Vaudreuil-Soulanges.

Dans une entrevue à La Presse, la semaine dernière, le maire de Vaudreuil-Dorion et président du Conseil local de développement (CLD) de Vaudreuil-Soulanges, Guy Pilon, a levé une partie du voile sur ce concept de «pôle logistique national», pour lequel des élus libéraux de la région ont déjà promis des investissements de 500 millions de dollars.

Le nouveau parc industriel de Les Cèdres, centré sur le transport des marchandises et la logistique, s'étendrait sur environ 800 hectares de terrains (huit kilomètres carrés), selon le maire Pilon. C'est plus vaste que toute la superficie utile du port de Montréal (qui couvre 635 hectares).

Les 500 hectares de terres agricoles dézonées s'ajouteraient à un site déjà existant appartenant au Canadien Pacifique (CP), qui fait à lui seul plus de 300 hectares, soit assez pour y relocaliser trois fois la totalité des plaines d'Abraham.

En 2006, le CP a annoncé qu'il entendait investir 300 millions pour la création d'un vaste complexe multimodal, sur ce site. En 2009, la Commission de protection du territoire agricole a levé tous les obstacles à son développement, mais le projet n'a jamais levé. L'emplacement est aujourd'hui presque vide.

Maintien des cultures

«Nous aurions pu limiter ça aux 300 hectares du CP, et après ça, on ne bouge plus, dit le maire Pilon. Mais ça aurait envoyé un mauvais message aux gens, en leur disant qu'ils ne seront pas touchés, alors qu'on sait que ce sera extrêmement difficile. On rentre dans un projet qui va devenir le plus gros pôle logistique au Québec. C'est peut-être mieux d'en prévoir plus, de se garder une réserve, de permettre aux gens de rester sur les terres.»

M. Pilon a refusé d'indiquer où sont les terres ciblées par la MRC pour la réalisation du pôle logistique afin de prévenir toute spéculation immobilière. Il a toutefois assuré que le changement de zonage demandé par la MRC ne signifiera pas la fin des activités agricoles sur ces terres.

«Le développement du pôle va être évolutif, explique-t-il. On ne commencera pas du jour au lendemain à construire des bâtiments.»

«Même si on développe un parc industriel de plusieurs centaines d'hectares, ajoute-t-il, il n'y a pas de raison qu'il ne se fasse plus d'agriculture sur ces terres pendant 10, 15 ou 20 ans, en attendant que cet immense parc atteigne sa pleine expansion. L'entente de vente dirait qu'on vous achète les terres, on vous les paie, mais vous restez là, vous cultivez, vos récoltes sont à vous. Seule chose, à un an d'avis, on peut vous demander de quitter», lorsque le terrain sera requis pour l'expansion des activités de logistique.

Une promesse électorale

Ce n'est pas d'hier que la région rêve de devenir une nouvelle plaque tournante du transport de marchandises au Québec. Le CLD planche sur ce projet de superpôle logistique depuis maintenant 12 ans, et semblait avoir, jusqu'à récemment, le vent dans les voiles.

Lors des élections générales de 2012, l'ensemble des candidats libéraux de l'ouest de la Montérégie a appuyé le projet de la MRC. Deux ans plus tard, en 2014, ils affirmaient dans une déclaration commune qu'«un gouvernement libéral investira 500 millions de dollars pour la construction et l'amélioration des infrastructures, permettant l'implantation d'un pôle logistique multifonctionnel à haute valeur ajoutée» dans Vaudreuil-Soulanges.

Quelques semaines seulement après les élections ayant porté le gouvernement libéral au pouvoir, le ministre responsable de la région, Pierre Moreau, confirmait cet engagement.

Ce matin, en rendant publique la Stratégie maritime du gouvernement Couillard, le ministre délégué aux Transports, Jean D'Amour, devrait toutefois annoncer qu'il n'y aura pas qu'un pôle logistique dans Vaudreuil-Soulanges. Il y en aura au moins deux, dont un est situé à Contrecoeur, dans l'est de la Montérégie, sur des terrains de plus de 400 hectares qui appartiennent au Port de Montréal.

Quant aux sommes disponibles pour les pôles logistiques, elles devraient s'élever à 400 millions, au total, sur cinq ans.

Ce changement de cap apparent du gouvernement Couillard, depuis le printemps de 2014, ne trouble pas M. Pilon.

«Moi, j'ai juste hâte que le gouvernement prenne une décision finale. Il peut bien en annoncer 10 pôles. L'important, c'est que nous ayons le premier. Ce serait normal qu'il y en ait un autre au port de Montréal, à l'autre bout de l'A30 (Contrecoeur), et après ça, on verra. Mais pour freiner l'hémorragie vers les marchés de l'Ontario, ça prend un pôle logistique dans Vaudreuil-Soulanges.»

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Les propos du ministre Moreau

«Le pôle logistique sera installé dans la région de Vaudreuil-Soulanges. Pourquoi la région de Vaudreuil-Soulanges? Parce qu'on reçoit les biens de la porte Asie-Pacifique par les voies du Canadien National et du Canadien Pacifique. On a ensuite un corridor de commerce le long de l'autoroute 30, qui permet de nous relier et à l'Ontario et aux États-Unis.

«L'idée, aujourd'hui, c'est non seulement de dire qu'il y aura un demi-milliard investi pour le pôle logistique, mais il y aura aussi des décisions juridiques qui seront prises pour assurer d'abattre, je dirais, les murs du labyrinthe et de la paperasserie nécessaire pour implanter des entreprises dans le corridor de l'autoroute 30. Parce qu'à l'heure actuelle, l'autoroute 30 permet des retombées économiques à Cornwall parce que nos voisins ont un mécanisme de décision pour l'implantation qui est plus rapide que ce qu'on a, au Québec.»

- Pierre Moreau, ministre responsable de la Montérégie, le 30 mai 2014

Un projet controversé

Qu'est-ce qu'un pôle logistique ?

C'est un parc industriel qui regroupe en un seul lieu plusieurs entreprises actives dans les domaines de la logistique et du transport des marchandises. La logistique peut englober des activités aussi variées que la manutention des matériaux, le suivi des commandes, la gestion et l'organisation des transports, l'entreposage de marchandises ou le contrôle des stocks. La Stratégie maritime du gouvernement Couillard, qui sera rendue publique ce matin, propose d'investir jusqu'à 400 millions dans leur développement, d'ici 2020. L'implantation de tels pôles est envisagée à au moins deux endroits : à Contrecoeur, dans l'est de la Montérégie, où le Port de Montréal possède des terrains, et dans la région de Vaudreuil-Soulanges.

Pourquoi Vaudreuil-Soulanges ?

La région est située à proximité de l'Ontario et de la frontière des États-Unis, et desservie par les deux principales autoroutes de commerce en direction du centre du continent, soit l'A20 et l'A40. Elle est de plus traversée d'est en ouest par des voies ferrées principales du CN et du CP. L'arrivée de l'autoroute 30, qui relie directement Vaudreuil-Soulanges à Valleyfield et à la rive sud du fleuve Saint-Laurent, a consolidé sa localisation avantageuse, à moins de 30 km du port de Valleyfield ou du nouveau terminal intermodal du transporteur ferroviaire CSX, qui dessert les ports de la côte est des États-Unis.

En quoi consiste le projet de pôle de Vaudreuil-Soulanges ?

Selon le commissaire industriel du CLD de Vaudreuil-Soulanges, Julien Turcotte, la région est « branchée sur les ports de Prince-Rupert et de Vancouver, par les voies du CN et du CP », qui traversent son territoire. Les conteneurs qui proviennent d'Asie arrivent par là, pour prendre ensuite la direction de l'est du Canada, ou des États du centre et de l'est des États-Unis. En offrant des installations à la fine pointe de la technologie, les promoteurs du pôle logistique espèrent « retenir » une partie de ce flot de marchandises quotidien qui passe sans s'arrêter dans la région, et encourager l'implantation de centres de distribution régionaux, couvrant tout l'est du Canada.

Est-ce réaliste ?

Ses promoteurs s'inspirent beaucoup de l'expérience de Cornwall, en Ontario, à 45 minutes de route à peine de Les Cèdres. À la fin des années 90, l'implantation d'un entrepôt géant des magasins Wal-Mart a contribué à la renommée de ce parc logistique, qui a attiré depuis d'importants centres de distribution de Loblaws et Shoppers Drug Mart. Quinze ans après l'arrivée de Wal-Mart, environ 2000 personnes travaillent chaque jour dans les installations de logistique de Cornwall. Vaudreuil-Soulanges veut lui faire directement concurrence.

Le projet a-t-il des appuis ?

Il a très peu d'appuis hors de la région de Vaudreuil-Soulanges et des rangs du Parti libéral du Québec. Le Parti québécois et la Coalition avenir Québec l'ont dénoncé, et favorisent plutôt un site à Contrecoeur, dans l'est de la Montérégie, où le Port de Montréal possède des terrains prêts à aménager. Le CN estime pour sa part que l'existence de ce pôle détournera une partie des navires du port de Montréal vers les ports de la côte est des États-Unis, où les marchandises seront débarquées puis réacheminées à Montréal par train sur les voies du transporteur américain CSX, établi à Valleyfield, à 20 minutes de Vaudreuil-Soulanges.

La grappe industrielle des entreprises en logistique de la région de Montréal, CargoM, prône pour sa part un déploiement de plusieurs pôles logistiques de plus petite dimension, dans la région métropolitaine, plutôt que sur un seul supersite. L'organisme ne s'opposerait pas à ce qu'un de ces pôles soit implanté dans Vaudreuil-Soulanges.

Et qu'en pense Québec ?

Nous l'ignorons. Le cabinet du ministre responsable de la Stratégie maritime, Jean D'Amour, a refusé de commenter les recommandations de la MRC de Vaudreuil-Soulanges et a repoussé toutes les questions touchant aux pôles logistiques après le dévoilement de la Stratégie maritime.

Hectares et kilomètres carrés

1 hectare = 10 000 mètres carrés (équivalent d'un carré de 100 mètres sur 100 mètres)

100 hectares = 1 kilomètre carré

Superficie du site du projet intermodal du CP à Les Cèdres: 304 hectares

Expropriations agricoles demandées par la MRC: 500 hectares

Parc du Mont-Royal: 190 hectares

Parc des Îles (Notre-Dame et Sainte-Hélène): 258 hectares

Superficie du Port de Montréal: 635 hectares