Deux recours collectifs ont terrassé trois géants du tabac. Dans un jugement historique, le juge de la Cour supérieure Brian Riordan condamne Imperial Tobacco, Rothmans, Benson&Hedges ainsi que JTI-Macdonald à payer 15 milliards de dollars en dommages punitifs et moraux à des fumeurs et ex-fumeurs malades québécois.

Les maladies visées par le jugement sont les cancers du poumon et de la gorge ainsi que l'emphysème. On compterait près de 100 000 victimes, mortes ou vivantes. Dans le cas des personnes mortes, les sommes iront à la succession.

«Au cours des quelque 50 années visées par le recours, et pendant les 17 années qui ont suivi, les compagnies ont empoché des milliards de dollars aux dépens des poumons, des gorges et de la santé de leurs clients», a indiqué le juge Riordan dans un volumineux jugement de 276 pages.

Devoir d'informer

Le juge considère que les cigarettiers ont menti à leurs clients. Ils avaient le devoir d'informer leurs clients des risques et des dangers de leurs produits, et devaient présenter une information véridique et non trompeuse, en vertu de la Loi sur la protection du consommateur, souligne le magistrat. Il rappelle que le droit à la vie, à la sécurité et à la dignité des personnes est protégé par la Charte québécoise des droits et libertés. Il blâme particulièrement Imperial Tobacco, considéré comme le leader de l'industrie, qui a caché la vérité au public. En raison de ce comportement, le juge condamne cette entreprise à assumer 67% des coûts, une évaluation basée sur ses parts de marché. Rothmans est responsable de 20% du total, tandis que JTI-Macdonald en assumera 13%.

Parti trop tôt

«Je suis soulagée, la cigarette vous détruit, vous écrase. C'est très dangereux, écrasez», a réagi Lise Blais, dont le mari Jean-Yves Blais a été emporté par un cancer du poumon en 2012, peu après le début du procès. «C'était mon héros, il l'est encore», a ajouté Mme Blais.

Membre désigné d'un des recours, M. Blais avait commencé à fumer dans les années 50, à 10 ans. Il a essayé plusieurs fois de cesser de fumer, sans y parvenir.

C'est un avocat qui avait pris contact avec le couple en vue de ce recours, en 1998.

«C'est un grand jour pour les victimes du tabac qui attendent ce moment depuis 17 ans», s'est réjoui de son côté Mario Bujold, directeur général du Conseil québécois sur le tabac et la santé, organisme qui représentait ce recours.

Le «recours Blais» concerne les fumeurs atteints de cancer et d'emphysème, évalués à environ 100 000, tandis que le «recours Cécilia Letourneau» regroupe 918 218 personnes dépendantes du tabac au Québec.

Les deux recours ont été entendus dans le même procès, mais seuls les membres du recours Blais obtiendront une compensation financière, qui pourra varier de 24 000$ à 100 000$.

Le juge accorde des dommages punitifs de 131 millions au recours Letourneau, ce qui représente 130$ par membre. Le magistrat estime qu'il serait trop onéreux et impraticable de distribuer ces sommes. Les modalités de distribution seront fixées au cours des prochains mois.

Avocats satisfaits

Une dizaine d'avocats de quatre cabinets ont travaillé pendant 17 ans pour mener ces recours collectifs à bon port. Ils étaient fièrement réunis hier pour la conférence de presse. C'était David contre Goliath, ont-ils laissé entendre.

Ce combat de 17 ans n'est cependant pas encore terminé. Les sociétés de tabac ont annoncé qu'elles feront appel. Me Bruce Johnston et Me André L'Espérance, deux des avocats qui pilotent les recours collectifs, s'y attendaient. Mais ils semblent confiants. «On est la seule province au Canada où le procès a pu se tenir et c'est grâce au système judiciaire», a dit Me L'Espérance.

Il est à noter que le juge Riordan oblige les cigarettiers à verser plus de 1 milliard dans les 60 jours suivant le jugement, même s'il y a appel.

Le procès en chiffres

• Les deux recours entrepris en 1998 ont été autorisés en 2005.

• Le procès s'est ouvert le 12 mars 2012.

• Il y a eu 251 jours d'audience.

• 76 témoins ont été entendus, dont plus de 20 experts.

• 43 000 documents ont été déposés.

• Le jugement compte 276 pages.

Les sommes accordées

Les membres du recours Blais recevront:

• 80 000$ ou 100 000$ par cas de cancer du poumon ou de la gorge.

• 24 000 ou 30 000$ pour les victimes d'emphysème. Les intérêts accumulés depuis 1998 s'ajouteront à ces sommes.

Des dommages records... et parfois renversés

Le combat que se livrent cigarettiers et victimes du tabagisme partout sur la planète entraîne des condamnations parfois inimaginables devant les tribunaux. Toutefois, ces sommes n'ont souvent rien à voir avec celles qui aboutissent réellement dans les poches des familles endeuillées.

Tobacco Master Settlement Agreement - 206 milliards sur 25 ans

Le Tobacco Master Settlement Agreement est une entente liant les quatre plus gros cigarettiers américains à la quasi-totalité des États américains, conclue en 1998. Il prévoit certaines protections judiciaires pour ces entreprises en échange de versements réguliers aux gouvernements, notamment pour financer des campagnes antitabac. Les cigarettiers s'engageaient aussi à cesser certains types de publicités, notamment celles visant les mineurs.

Recours collectif floridien - 145 milliards

En 2000, un jury a accordé 145 milliards de dollars en dommages aux membres d'un recours collectif rassemblant plusieurs centaines de fumeurs floridiens. À l'époque, les entreprises ont déploré « l'arrêt de mort » décidé par la cour et ont porté la décision en appel. Celle-ci a été annulée six ans plus tard, le tribunal d'appel jugeant que chaque individu devait s'attaquer individuellement aux cigarettiers. Depuis, certaines de ces procédures ont fait l'objet de règlements qui totalisent quelques centaines de millions de dollars, selon Morgan Stanley.

Procès Robinson - 23,6 milliards

En juillet dernier, la veuve d'un fumeur s'est vu accorder des dommages de 23,6 milliards par un jury de la Floride. Les avocats de Cynthia Robinson, dont le conjoint avait succombé à un cancer des poumons à 36 ans, ont plaidé que le cigarettier R.J. Reynolds n'avait pas correctement indiqué à ses clients qu'en fumant, ils pouvaient devenir dépendants à la nicotine et être affectés par des maladies graves. Le cigarettier a porté la décision en appel.

- Philippe Teisceira-Lessard

17 ans de bataille

1998

À l'automne, deux requêtes en recours collectif sont intentées. La première, par Cecilia Létourneau, est pour le compte des personnes dépendantes de la nicotine contenue dans les cigarettes. La deuxième, celle de Jean-Yves Blais et du Conseil québécois sur le tabac et la santé, est pour le compte des personnes qui souffrent d'un cancer du poumon, du larynx, de la gorge ou d'emphysème.

2005

Entre 1998 et 2004, les compagnies de tabac déposent de multiples requêtes visant à faire invalider et empêcher les deux recours. Après divers jugements des tribunaux, la Cour supérieure du Québec autorise finalement les deux recours collectifs.

2008

Les compagnies de tabac déposent une requête qui appelle en garantie le procureur général du Canada dans les deux recours. Cette demande se fait en parallèle de la réalisation des étapes préparatoires en vue du procès.

2012

Le procès débute finalement le 12 mars 2012, soit deux ans après l'accord survenu entre les parties sur le déroulement des échéanciers. Le procès se terminera le 4 décembre 2014.

2015

Le 27 mai 2015, la Cour supérieure rend son jugement, qui accorde 15 milliards aux victimes du tabac. La Cour estime que les entreprises ont fait passer leurs profits avant la santé de leurs clients. Les trois fabricants en cause annoncent qu'ils porteront la cause en appel.

- Jasmin Lavoie

Qui sont les cigarettiers?

Imperial Tobacco Canada

Plus important fabricant de produits du tabac au Canada, Imperial Tobacco a son siège social dans le quartier Saint-Henri depuis 1908. Depuis 2007, toute sa production est toutefois effectuée au Mexique. L'entreprise appartient à British American Tobacco depuis 2000. 

Principales marques: Du Maurier, Player's, Matinée et Peter Jackson.

Rothmans, Benson & Hedges

Deuxième fabricant de produits du tabac en importance au Canada, Rothmans, Benson&Hedges appartient au géant américain Philip Morris depuis 2008. Son siège social est situé à Toronto. 

Principales marques: Benson & Hedges, Craven A, Rothmans et Mark Ten.

JTI-Macdonald

Fondée en 1858 à Montréal, Macdonald exploite toujours une usine rue Ontario. Après avoir été détenue par la firme américaine RJ Reynolds pendant 25 ans, l'entreprise appartient depuis 1999 à Japan Tobacco, dont le gouvernement nippon est un important actionnaire. 

Principale marque: Export A.

Les fabricants en colère, les victimes soulagées

Se disant «déçus» du jugement rendu hier, les trois cigarettiers visés ont rapidement annoncé leur intention de le porter en appel. Ils ont réagi avec virulence par voie de communiqué, contrairement aux victimes, qui se sont montrées satisfaites des conclusions.

«Le jugement ignore la réalité, à savoir que les consommateurs adultes et les gouvernements étaient au courant des risques associés à l'usage du tabac depuis des décennies, et cherche à dégager les consommateurs adultes de toute responsabilité concernant leurs actes. Nous estimons qu'il y a des motifs solides d'interjeter appel de ce jugement et nous continuerons de défendre nos droits en tant que société légale.»

- Tamara Gitto, vice-présidente, affaires juridiques, et chef du contentieux d'Imperial Tobacco Canada

«Les demandeurs réclamaient des sommes pour un million de personnes, mais pas un seul membre du groupe, durant presque trois ans de procès, n'a témoigné. Personne ne s'est présenté pour dire qu'il ou elle ne connaissait pas les risques liés au tabagisme. Nous croyons qu'à la lumière du droit applicable et du bon sens, le jugement ne peut être maintenu.»

- Anne Edwards, porte-parole de Rothmans, Benson&Hedges

«JTI-Macdonald est fondamentalement en désaccord avec le jugement. L'entreprise croit fermement que la preuve présentée au procès ne justifie pas les conclusions du tribunal.»

- Communiqué de JTI-Macdonald

«Je suis soulagée de ce qui est arrivé. Mon mari était mon héros,

ce l'est encore plus aujourd'hui.»

- Lise Blais, veuve de Jean-Yves Blais, qui a amorcé le recours collectif

«Victor Hugo disait qu'il n'y a rien de plus fort qu'une idée dont

le temps est venu. [...] C'est un peu ce qu'il se passe aujourd'hui.»

- Me Bruce Johnston, avocat de la poursuite

«C'est une grande victoire pour les victimes et contre les compagnies de tabac.»

- Mario Bujold, directeur général du Conseil québécois sur le tabac et la santé

- Propos receuillis par Sylvain Larocque et Jasmin Lavoie