Les avocats de plusieurs caïds fourbissent leurs armes. Un policier accusé de gangstérisme vient de leur fournir sur vidéo une série de déclarations-chocs qu'ils comptent utiliser pour une attaque en règle contre la crédibilité de la prestigieuse Division du crime organisé du Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM).

La scène se déroule le 15 janvier dernier, dans une minuscule salle d'interrogatoire. Il fait froid, très froid. Un homme vêtu d'un manteau d'hiver souffle dans ses mains pour les réchauffer. Il n'est pas bien. Cet homme est un sergent de poste de quartier du SPVM. Un vétéran, un leader, un policier de terrain qui connaît chaque ruelle, chaque bar de son quartier. Aujourd'hui il est assis du mauvais côté de la table. Du côté des suspects.

«T'as pas de salle chauffée?», demande-t-il d'une voix éteinte à l'enquêteur qui l'interroge.

André Thibodeau, 49 ans, vient d'être arrêté par ses confrères pour son implication dans un réseau de paris sportifs illégaux contrôlé par la mafia. Lorsque ses confrères lui annoncent qu'il sera accusé de gangstérisme et prise de paris clandestins, il est complètement sonné.

Mais il ne demeure pas sur la défensive. Lors de son interrogatoire, il passe à l'attaque avec une série d'accusations contre la Division du crime organisé du SPVM, la DCO, qui a participé à l'enquête antimafia sur lui et ses coaccusés. Il sait que la conversation est filmée lorsqu'il lance à son interrogateur: «Je suis sûr que tous mes rapports de sources doivent être flushés là...».

Le sergent fait référence aux rapports rédigés après des rencontres avec ses sources confidentielles, des informateurs proches des milieux criminels qui fournissent de précieuses informations à la police.

De telles sources sont la pierre angulaire de la lutte contre le crime organisé. Elles peuvent recevoir de l'argent ou d'autres avantages en échange de ce qu'elles donnent. Si leur identité était dévoilée, la plupart risqueraient la mort. C'est pourquoi, en dehors de leurs deux «contrôleurs» au sein de la police et d'une poignée de personnes responsables, personne ne peut connaître leur nom. Celles qui acceptent d'entreprendre une relation en bonne et due forme avec la police sont identifiées simplement par un numéro de code.

Des sources fictives?

Depuis plusieurs années, André Thibodeau est un des rares policiers patrouilleurs en uniforme à «contrôler» des sources confidentielles proches du crime organisé italien et grec à Montréal. Il obtenait souvent de précieux secrets sur de gros bandits, selon ce qu'ont confirmé plusieurs sources policières à La Presse. Mais il n'a jamais fait sa place au sein de ce qu'il appelle lui-même les unités d'enquête réservées aux «grosses polices».

Le jour de son arrestation, le collègue qui l'interroge ne comprend pas pourquoi Thibodeau craint qu'on détruise ses rapports de sources. C'est là que le sergent explose.

«À la DCO, il y en a la moitié, christ, qui ont des sources fictives, ostie, pis les numéros... ils prenaient les infos de mes sources pis ils se faisaient payer!», lance-t-il avec colère.

Il discute avec son interrogateur sur les façons dont certains auraient pu s'approprier ses informations consignées dans le Système automatisé de renseignement criminel (SARC), une base de données pancanadienne.

Il aborde aussi le cas de Tony Mucci, un mafieux arrêté en possession d'armes avec quelques acolytes sur la base d'informations fournies par quatre sources confidentielles identifiées par des numéros de codes.

Les accusations dans cette affaire avaient été brusquement retirées la veille de l'arrestation de Thibodeau. Pendant son interrogatoire, ce dernier explique à son interrogateur que le dossier est tombé à l'eau parce qu'une des quatre sources à l'origine de l'enquête était fictive.

«Bien voyons, parce qu'elle n'existe pas cette source-là! Le numéro existe, mais c'est ma source, ce sont des infos de ma source que quelqu'un a mis... a créé, pis là bien il surfe avec ça», lance Thibodeau.

Il dit aussi à son interrogateur qu'il craint que ses notes qui viennent d'être saisies disparaissent, car elles contiennent des informations délicates sur «des gars du bureau chez vous». Il a aussi peur que les enquêteurs aient volé des objets de valeur en perquisitionnant chez lui.

Un dénonciateur contesté

Cette conversation est tirée d'un long interrogatoire filmé après l'arrestation de Thibodeau. La Presse en a obtenu une copie et visionné les cinq heures de discussions.

Comme c'est souvent le cas à cette étape du processus judiciaire, une ordonnance de non-publication nous interdit d'aborder les passages qui traitent des accusations de gangstérisme, abus de confiance, complot, prise de paris illégaux et entrave à la justice portées contre le sergent et de présumés complices liés à la mafia.

Le dossier de Thibodeau revient devant la cour mardi afin de fixer une date pour la suite des procédures. L'accusé s'est débarrassé de l'avocat qui lui avait été fourni par la Fraternité des policiers. Il a plutôt retenu les services du criminaliste Jeffrey Boro.

La direction du SPVM confirme avoir pris connaissance des accusations de Thibodeau sur l'existence de «sources fictives» payées par la police, mais affirme qu'elles n'ont suscité aucune inquiétude, car des vérifications ont déjà été faites à ce sujet sans rien révéler d'anormal. «Pour nous c'est une stratégie de la part d'une personne accusée», affirme le commandant Ian Lafrenière.

Du côté des avocats de la défense, les allégations de Thibodeau tombent toutefois à point. Plusieurs ont confié à La Presse que ces déclarations s'avéreront utiles pour attaquer la crédibilité des enquêteurs et de leurs sources confidentielles. Des criminalistes de renom se plaignent depuis longtemps de ne pas pouvoir tester la crédibilité ou l'existence même des sources enregistrées au SPVM.

C'est finalement un policier qui leur offre sur un plateau d'argent une occasion de le faire.

Photo fournie par le SPVM

André Thibodeau, policier, a été arrêté en janvier dernier pour son implication dans un réseau de paris sportifs illégaux contrôlé par la mafia.