Les services secrets canadiens ont observé clandestinement un officier de la marine qui a transmis des informations secrètes à la Russie pendant des mois, mais sans en informer la Gendarmerie royale du Canada (GRC).

Il s'agit d'une opération qui n'était pas connue à ce jour, et qui soulève des questions quant à savoir si Jeffrey Delisle aurait pu être arrêté plus tôt.

La Presse Canadienne a appris que le Federal Bureau of Investigation des États-Unis (FBI) a avisé le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) des activités illicites que menait le soldat Delisle pour le compte de Moscou bien avant que la GRC ne commence son enquête, en décembre 2011. Les policiers fédéraux l'ont arrêté le mois suivant.

Le SCRS avait décidé de ne pas transmettre à la GRC son volumineux dossier sur Delisle. L'agence de renseignement, qui a agi sur la base d'un avis juridique, a opté de garder son enquête sous scellé par crainte de devoir exposer devant la cour les détails de ses échanges de renseignement de sécurité avec les États-Unis.

Dans un revirement bizarre, c'est finalement le FBI, plutôt que le SCRS, qui a envoyé une lettre à la GRC pour l'informer qu'un militaire canadien revendait aux Russes de l'information sensible, y compris des renseignements classifiés aux États-Unis.

La GRC a dû entreprendre sa propre enquête sur Delisle à partir de presque rien. Le délai a inquiété et frustré Washington parce qu'une importante quantité de secrets continuaient à être dévoilés par le militaire.

À un certain moment les Américains, impatients de voir Delisle des menottes au poing, ont élaboré un plan B : piéger l'officier canadien et l'arrêter eux-mêmes en l'attirant sur le territoire américain, possiblement lors d'une escale sur un vol vers les Antilles pendant ses vacances.

Selon Wesley Wark, un spécialiste de l'histoire du renseignement, le SCRS et la GRC devraient être capables d'échanger plus facilement des dossiers de ce genre. Il a lui-même été témoin expert lors du procès du militaire.

«Je crois en fait que c'est scandaleux», ajoute M. Wark de l'Université d'Ottawa. «Ça mériterait même une commission d'enquête ou à tout le moins, une enquête parlementaire sérieuse».

Selon l'avocat de Jeffrey Delisle, Mike Taylor, cette façon de faire soulève aussi d'importantes préoccupations légales concernant l'obligation qu'a le gouvernement de dévoiler toute la preuve contre une personne accusée d'avoir compromis la sécurité nationale.

Me Taylor a qualifié de «troublantes» ces révélations et affirme n'avoir jamais été mis au courant de la première enquête du SCRS sur son client. Il soutient que s'il avait su, il aurait conseillé le militaire différemment.

«Ils ne peuvent pas opérer dans l'ombre comme ça. Le potentiel de violation des droits de la personnes est énorme», croit l'avocat.

Maintenant âgé de 42 ans, Jeffrey Delisle a été arrêté le 13 janvier 2012 pour avoir violé la Loi sur la protection de l'information. Il a plaidé coupable et a été condamné à une peine de 20 ans de prison au mois de février dernier. Il avait remis des documents secrets à la Russie sur une période de quatre ans en échange d'une somme d'argent évaluée à plus de 110 000 $.

Déprimé par l'échec de son mariage et aux prises avec des problèmes financiers, Delisle s'était présenté de son propre chef à l'ambassade russe en 2007. Il a proposé de leur vendre certains des secrets les plus précieux des services de renseignement occidentaux.